L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale. L. Becq de Fouquières
des passions qu'elle met en jeu. L'attention est détournée de son objet principal, et, dans ce cas, le plaisir que nous goûtons, véritable plaisir des sens, est inférieur à celui que nous aurions dû ressentir. On peut donc affirmer, sans crainte de se tromper, que l'abus et l'excès de la mise en scène tendent à la décadence de l'art dramatique.
A un autre point de vue, il est juste de dire que la nécessité de la mise en scène s'impose d'autant plus que l'oeuvre est plus faible. Sans le secours des décors, des costumes, d'une nombreuse figuration, combien de pièces, privées de ces moyens artificiels de détourner notre attention, n'oseraient ou ne pourraient affronter le jugement intégral de notre esprit. Sans doute c'est un mérite, et même un grand mérite, d'amuser les spectateurs, et nous nous plaisons souvent à nous laisser duper par de brillantes images; cela nous évite un effort intellectuel, et quand nous arrivons fatigués au théâtre, nous sommes reconnaissants envers un auteur de son habileté à nous procurer une délectation facile et à ménager la paresse de notre esprit. Mais combien souvent le lendemain nous nous vengeons cruellement de cette duperie, dont cependant nous nous sommes faits les complices; car, tout en avouant le plaisir que nous avons goûté, nous condamnons la pièce en déclarant qu'elle ne supporte pas la lecture. Aucun jugement critique ne dépasse celui-là, en rigueur et en vérité tout à la fois, car il est porté par l'esprit, dégagé des séductions de la mise en scène et soustrait aux complaisances faciles de nos organes.
La lecture infirme ou confirme donc le jugement porté par le spectateur après la représentation. La plupart des pièces dont le comique touche à l'extravagance nous paraissent en effet, dès qu'elles sont imprimées, d'une telle platitude que nous avons peine à comprendre le plaisir que nous avons pu y prendre. Au contraire, la lecture des comédies de M. Labiche, même des plus folles, ajoute encore à leur valeur en mettant en relief la finesse et la justesse d'observation de l'auteur. La lecture est donc la véritable pierre de touche des oeuvres dramatiques.
Ainsi, nous revenons, par un autre chemin et en nous appuyant de l'expérience physiologique et psychologique, aux propositions que nous avons émises précédemment. L'art dramatique ne peut se soustraire aux lois qui dominent notre être tout entier. Quand nous sommes sollicités à la fois par un plaisir de l'esprit et par un plaisir des sens, nous ne pouvons nous dédoubler et jouir intégralement et également de l'un et de l'autre; nous nous abandonnons, à celui qui s'impose avec le plus de force, de même que de deux douleurs, la plus forte éteint la plus faible. Il y a donc dans l'art théâtral une juste balance à tenir, un état d'équilibre à observer. Pour monter telle pièce, c'est faire acte de goût que de tempérer l'éclat de la mise en scène; pour monter telle autre pièce, c'est faire acte d'habileté que de détourner l'attention du spectateur en agitant un lambeau de pourpre à ses yeux.
CHAPITRE VII
Compétence littéraire nécessaire à un directeur de théâtre.—Établissement théorique des frais généraux de mise eu scène.—L'art dramatique exigerait des vues à longue portée.
Nous avons jusqu'à présent insisté sur ce fait que l'effet représentatif, obtenu par la mise en scène, devait être inversement proportionnel à la valeur intrinsèque de l'oeuvre dramatique. En un mot, il faut contre-balancer, par l'emploi des arts accessoires, ce que l'effet direct de la poésie sur l'esprit du spectateur serait impuissant à obtenir. Ainsi il arrive assez souvent que dans une pièce ayant une valeur intrinsèque incontestable, mais dont les différents actes ont une puissance dramatique inégale, on est obligé de masquer la langueur momentanée de l'action par un habile déploiement de mise en scène. Ce qui domine donc tout d'abord la mise en scène d'une oeuvre dramatique, c'est le jugement littéraire qu'en porte le directeur chargé des soins et de la responsabilité de la représentation. Un directeur incapable de formuler un jugement sur une pièce n'est qu'un entrepreneur de spectacles. En dehors de ce cas, il est clair que l'intérêt même de l'exploitation est lié à la sûreté de jugement du directeur; car, s'il parvient à tirer quelque profit d'une oeuvre faible au moyen de quelques dépenses de mise en scène, d'un autre côté, ce serait une dépense perdue et par là inintelligente que de se résoudre aux mêmes frais pour une pièce qui ne l'exigerait pas.
Chaque fois qu'on met un train de chemin de fer en marche, le nombre des wagons que la machine doit tirer est calculé sur le nombre présumé des voyageurs; et le poids du train détermine la force que doit produire la machine et par suite la dépense qu'occasionnera la traction. Que dirait-on du chef d'exploitation qui ferait une grande dépense de combustible pour mettre en marche un train toujours composé d'un même nombre de wagons, quel que soit le nombre des voyageurs? Que dirait-on d'un mécanicien qui ne saurait pas profiter de la déclivité du sol et de la vitesse déterminée par le seul poids du train pour diminuer la force de traction et par suite la dépense de combustible? On pourrait ainsi rassembler un grand nombre d'exemples ayant tous un rapport plus ou moins prochain avec les devoirs et les préoccupations d'un directeur de théâtre. Tous conduiraient à la même conclusion: à savoir que les frais de mise en scène doivent être en raison inverse de la valeur propre de l'oeuvre représentée. L'idéal pour un directeur, serait de n'avoir à monter que des pièces qu'on pût représenter dans un décor banal.
Ainsi donc, la direction d'un théâtre exige deux conditions de celui qui assume la responsabilité d'une pareille entreprise. La première est qu'il soit en état de porter un jugement sur la valeur intrinsèque des oeuvres dramatiques; la seconde, qu'il ait la sagesse de faire dépendre les frais de mise en scène du jugement qu'il a porté. Je ne sais si beaucoup de directeurs remplissent ces deux conditions. En tout cas, ce qu'on voit fréquemment, ce sont des pièces, que la critique qualifie d'ineptes, rapporter de grosses sommes d'argent à la faveur d'une éblouissante mise en scène. On peut donc croire que les directeurs remplissent la seconde condition, au moins chaque fois qu'il ne s'agit que d'exagérer la mise en scène. La première condition paraît beaucoup plus rare; elle exige non seulement une compétence spéciale, mais encore un labeur quotidien et persévérant, sans lequel la direction d'un théâtre n'est pas très différente d'une simple partie de baccarat. Les directeurs se plaignent de ne pas rencontrer de chefs-d'oeuvre; mais ont-ils la conscience de faire tout ce qu'il faut pour trouver, non des chefs-d'oeuvre qui sont toujours choses rares, mais seulement des pièces véritablement estimables? Malheureusement, la direction d'un théâtre n'est trop souvent qu'une entreprise financière dont les gains doivent être immédiats, ce qui ne se concilie pas avec des vues à longue portée. Un directeur avisé et prévoyant serait celui qui monterait une pièce, même médiocre, s'il devinait dans son auteur un sens dramatique capable de produire un chef-d'oeuvre dans dix ans. Faute de cette prévision d'avenir, que leur interdit la nécessité d'un gain immédiat, les directeurs forcent les auteurs à rester de jeunes auteurs jusqu'à soixante ans. C'est ainsi que les directeurs, qui se plaignent, contribuent plus que tout autre à la décadence de l'art dramatique et à la ruine de ceux qui leur succéderont.
CHAPITRE VIII
La mise en scène est conditionnée par le nombre probable de spectateurs.—Grossissement par les acteurs des effets représentatifs.—Les actrices moins portées à exagérer les effets.—Le Monde où l'on s'ennuie.—Nécessité actuelle de plaire à la foule.—Abaissement de l'idéal.—Compensation.—Utilité et devoir des théâtres subventionnés.
Les deux conditions que nous venons d'énumérer ne sont pas les seules que doit remplir un directeur de théâtre. Une troisième condition indispensable est la connaissance des milieux: la même oeuvre qui réussit rue Richelieu ne réussira pas boulevard du Temple. Cette question du milieu est connexe à celle du nombre. Étant donnée une oeuvre dramatique d'une certaine valeur intrinsèque, si une mise en scène judicieuse et modérée lui fait produire un effet représentatif suffisant pour trente mille