Pile et face. Lucien Biart

Pile et face - Lucien Biart


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Il fallait voir les effarements de Mademoiselle lorsque la nourrice, chargée du précieux marmot, se transportait d'une chambre à une autre.

      «Vous marchez trop vite, criait Catherine.

      —Attendez qu'on écarte cette chaise, ajoutait Mademoiselle.

      —Prenez garde à la porte!»

      La porte était grande ouverte, la chaise ne gênait en rien, et Françoise haussait bravement les épaules.

      «Mais je sais comment ça se manie; j'en ai déjà eu deux, répétait en vain la Normande.»

      Ni Mademoiselle ni Catherine ne voulaient reconnaître cette expérience de la nourrice, qui, par bonheur pour le poupon, prit le parti de laisser dire et d'agir à sa guise.

      «Monsieur crie, dépêchez-vous! disait Catherine aux heures de la toilette.

      —Ça leur forme les poumons, répondait Françoise avec calme.

      —Il a peut-être faim?

      —Allons donc, il vient de boire; il est gris, au contraire.

      —Il fait la grimace, il souffre.

      —C'est des petites coliques qu'ils ont tous, les chérubins; ça passe en leur frottant le dos, comme aux chats.»

      Françoise n'était jamais embarrassée pour répondre, et sa logique dépitait Catherine, qui n'en courait pas moins préparer à la nourrice un excellent plat dont l'enfant devait profiter.

      Le baptême de Gaston se célébra sans bruit, autant que la chose est possible dans une ville de quatre mille âmes. Mademoiselle choisit pour compère son plus vieil ami, le docteur Fontaine, qui, si sa science eût été doublée d'un grain de savoir-faire, se serait enrichi à Houdan. Mais le bon médecin, véritable original, n'oubliait que les services qu'il rendait, excellente condition pour rester pauvre, aussi bien en Normandie qu'ailleurs. Toujours prêt à se mettre en route sur une jument qui n'avait plus d'âge, il visitait les châteaux, les fermes et les chaumières, semant d'une main ce qu'il récoltait de l'autre. C'était un homme de quarante ans, gros, court, pensif, à l'œil doux, au front développé, la tête sans cesse préoccupée de réformes sociales, et croyant au progrès. Plein d'admiration pour les merveilles du monde physique, le docteur refusait d'en faire honneur au hasard.

      «Je suis un esprit fort, disait-il quelquefois en souriant, car je crois non-seulement en Dieu, mais encore à l'immortalité de l'âme.»

      Au résumé, il riait avec Voltaire, s'attendrissait avec Rousseau, leur préférait Bayle, et, bien que philosophe, pratiquait la tolérance et vivait en paix avec son curé.

      Mademoiselle, qui se croyait inconsolable, reprit insensiblement goût à la vie. Ce qu'elle avait d'abord considéré comme une tâche, comme un devoir sérieux, devint une douce occupation, un plaisir, puis une source de jouissances. Du matin au soir elle rôdait autour du berceau, le penchait, le redressait, taillait, rognait, cousait des bavettes ou des béguins, et jamais son activité ne fut mise à plus rude épreuve. On suffisait à peine aux soins nécessités par ce bambin moins bruyant que la grande horloge, mais qu'il ne fallait perdre de vue ni jour ni nuit. Peu à peu ses yeux perdirent cette expression vague qui ferait croire que les nouveau-nés contemplent encore les merveilles d'un monde inconnu. Comme un oiseau privé soudain de sa liberté meurt faute de pouvoir oublier le buisson natal, combien de babies succombent l'œil fixé sur cette patrie perdue qu'ils regrettent sans doute, jusqu'à l'heure où le sourire maternel les éblouit de son rayon! Gaston, grâce à sa tante, triompha de l'épreuve, se tourna vaillamment vers la vie, et commença à suivre la marche de la lumière, dès qu'on déplaçait une lampe ou une bougie. Catherine, émerveillée, raconta partout ce prodige, et Mademoiselle sentit se réveiller en elle l'orgueil héréditaire en songeant que ce petit être si intelligent était un La Taillade. Françoise déclarait en vain que tous les fieux de cet âge en font autant, Mademoiselle n'en voulait rien croire. Ce n'est pas que la nourrice n'eût aussi l'orgueil de son poupon; mais elle le plaçait dans le poids qu'il pouvait avoir, et offrait sans cesse de gager qu'avant six mois il serait plus lourd que l'enfant si vanté de la Claude.

      Que faisons-nous de nos grâces en grandissant? Au dire des mères,—personnes généralement bien informées,—il n'existe pas de bambin au-dessous de dix ans qui ne soit un prodige à plusieurs points de vue. Beauté, esprit, mémoire, raison, ils ont tout, ces lutins roses, ces monstres toujours trop vifs, trop ardents, trop grands pour leur âge.

      «Il est extraordinaire, madame; songez qu'il n'aura six ans que la semaine prochaine.

      —Et ma fille, elle surprend tous ceux qui l'entendent; son père n'en revient pas.

      —L'autre jour, M. Martinet avouait n'avoir jamais vu le pareil de

       Jules, et vous le connaissez M. Martinet,—un homme sérieux.

      —Croiriez-vous que Laure, qui sait à peine lire, met l'orthographe, c'est-à-dire qu'elle m'épouvante.»

      Réjouissons-nous; la génération qui va nous succéder sera composée d'êtres beaux, supérieurs, idéals. Mais, hélas! n'est-ce pas un leurre? n'avons-nous pas tous été charmants lorsque nous étions petits, et ces bonshommes qui passent là, devant nous, bêtes, laids, méchants, vicieux, hargneux, jaloux, tarés, blasés, n'auraient-ils pas été aussi des prodiges? N'approfondissons pas; les grâces divines de l'enfance ne peuvent se nier, elles séduisent jusqu'aux indifférents, et Gaston en montrait chaque jour une nouvelle. A quatre mois, il tendait ses bras vers Mademoiselle ou vers Catherine aussitôt qu'il les apercevait, et les comblait ainsi d'une joie ineffable. Elle méritait bien cette gentillesse, car jamais véritable mère ne témoigna plus d'affection à un enfant. Mademoiselle, dans son abnégation, demeurait immobile des heures entières, de crainte d'éveiller le poupon endormi sur ses genoux. Elle oubliait alors le passé pour ne songer qu'à l'avenir, et Dieu sait les rêves d'or que son imagination faisait planer au-dessus de la tête de son neveu!

      Gaston grandit sans autre accident que la rougeole. Il apprit à lire de bonne heure, dans le livre de messe de sa tante, excité par les images dont il voulait déchiffrer les légendes. Il était d'une bonne santé, vif, nerveux, intelligent, et gâté à l'excès. Ses traits fins, ses yeux bleus, ses cheveux bouclés, rappelaient sa mère à ceux qui l'avaient connue enfant. Le docteur blâmait souvent la condescendance de Mademoiselle pour le bambin, dont il craignait qu'on n'altérât l'excellent naturel. L'enfant se plaçait entre ses genoux pour l'écouter sermonner; puis, comme péroraison, l'amenait à confectionner des bateaux en papier, art dans lequel son parrain déclarait lui-même avec complaisance n'avoir jamais connu de rival.

      La vieille horloge, qui avait sonné à la fois l'heure de la naissance du petit garçon et celle de la mort de sa mère, exerçait sur lui une singulière fascination. Françoise, pour apaiser les colères de l'enfant, l'amenait près de l'espèce de cercueil au fond duquel le balancier se démenait avec un entrain diabolique. Aussitôt qu'il put marcher, Gaston se dirigea de lui-même vers la salle à manger; il s'arrêtait sur le seuil, et, la bouche entr'ouverte, regardait les aiguilles courir sur les chiffres noirs. Quelquefois la tempête produite par la sonnerie se déchaînait à l'improviste, et alors il fuyait éperdu. L'âge le rendit plus brave; peu à peu il osa affronter le vacarme qui précédait l'annonce de l'heure, et le tic-tac du balancier devint sa musique de prédilection.

      Un jour, Mademoiselle reçut une lettre de M. de La Taillade, qui vivait heureux à Paris et demandait de l'argent. Il annonçait en outre son prochain mariage avec Mme veuve Blanche Taupin, propriétaire de l'établissement du Cœur-Enflammé, et offrait à sa sœur de lui amener sa nouvelle épouse. Le soudard oubliait de s'informer de son fils, oubli qui n'affligea personne.

      Oh! le temps, il nous échappe, il fuit, il n'est plus! Nous marchons en avant, dépensant les heures qui s'amoncellent derrière nous. Tout à coup un souvenir nous traverse l'esprit, nous faisons volte-face: comme l'horizon a changé! On croyait que c'était hier, et c'était il y a dix ans. On devient pensif devant ce passé qui a été nous, qui


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