L'américaine. Jules Claretie
—Rendue! Rendue!... Mon cher marquis, on ne rend pas les malades qui sont confisqués par la mort. Je n'ai eu d'autre mérite que d'avoir donné à la marquise de bons conseils, qu'elle a suivis!... Elle a plus fait pour sa guérison que moi! Quand je vous dis que je doute un peu de la médecine, je ne doute pas de la suggestion qu'imposent les médecins à leurs malades et qui, par l'imagination, suffit très souvent à les guérir. J'ai fait des cures étonnantes en ordonnant, avec de graves froncements de sourcils, des pilules de mica panis. Mica panis! Les malades avalaient cela avec des frissons d'inquiétude et d'espérance. Puis ils se sentaient soulagés. Mica panis! Traduction: boulettes de mie de pain! Ah! le cerveau humain, l'imagination, la chimère!
Et la conversation s'égarait maintenant sur les généralités, la médecine, les nouvelles du matin, l'article de la Vie Parisienne consacré aux épaules et aux costumes de bains de miss Arabella Dickson. C'était M. de Bernière qui parlait et M. de Solis n'écoutait plus. Toute sa pensée était comme emportée vers cette villa qui se dressait, au bout de la plage ensoleillée, dans la lumière, avec ses toits rouges.... Et, tout à coup, presque brusquement, il laissait son cousin et le docteur en tête à tête, leur serrant la main, prétextant une lettre oubliée, une dépêche à jeter au télégraphe, et il s'éloignait, disparaissant par la rue....
Le docteur, regardant sa montre, n'allait point tarder à en faire autant, et Bernière se trouvait seul, dans son tonneau, fumant un cigare, qu'en sa qualité de pessimiste il exigeait délicieux, comme toutes choses, car il citait Schopenhauër et pratiquait Epicure.
Fin observateur, du reste, l'espèce de trouble de M. de Solis ne lui avait pas tout à fait échappé, et il se demandait pourquoi le marquis lui faussait si vivement compagnie. Solis ne lui avait point parlé de cette lettre. Ils devaient monter à cheval ensemble, tout à l'heure. Comment le marquis l'oubliait-il?
Alors, l'insistance de Solis à s'informer de la santé de Mme Norton, l'évident intérêt que prenait le marquis à ce que le docteur lui disait de l'Américaine, donnaient à Bernière de fugitives idées de roman ébauché, d'une intrigue possible.
—Tiens, tiens, tiens! Ce bon Solis!
Mais la pensée même s'envolait, dans le plein air de ce beau jour, avec la petite fumée bleue du cigare.
Et Bernière oublia bien vite son cousin en apercevant, venant de son côté, sans ombrelle, les mains dans les poches et humant le vent de mer avec la volupté d'un être bien portant qui aime à vivre, un homme gros et gras, très rond, très rouge, les cheveux et les favoris grisonnants, qui s'avançait vers lui, sans le voir.
—Tiens, monsieur Montgomery!
C'était bien lui, le mari de la belle Mme Montgomery, l'homme le plus entouré, le plus envié, le plus jalousé de la plage, et portant philosophiquement le poids de la beauté de sa femme.
—Ah! monsieur de Bernière! dit le gros petit homme en souriant. Eh bien! qu'est-ce que vous faites là, Schopenhauër? Vous digérez, je parie! Mais, désenchanté que vous êtes, est-ce que vous ne devriez pas vous laisser mourir d'inanition, si la vie est une corvée?
—Une corvée, oui, mais curieuse! dit Bernière, en jetant son cigare inachevé. Un spectacle souvent assommant, mais un spectacle! Vous êtes bien quelquefois entré dans un théâtre où l'on joue une mauvaise pièce?...
—Souvent, dit l'Américain, avec un grain d'accent saxon.
Il s'était assis près de Bernière, sur une chaise dont les pieds s'enfonçaient dans le sable.
—Elle dure, cette pièce ennuyeuse, et l'on voudrait s'en aller! Mais on reste, fit M. de Bernière.... On reste, on ne sait pas pourquoi.... Parce qu'on y est, parce que, pour sortir, on ne veut déranger personne.... Voilà la vie, mon cher monsieur Montgomery!
—Oh! il y a bien quelques petits agréments autour! Vous avez, du reste, raison, rien n'est assommant comme une comédie maussade. On nous en a joué une hier au Casino!... Terrible! Et quels acteurs! Il y avait là une comédienne qu'on nous donnait pour un premier prix du Conservatoire!... En quelle année, bon Dieu?...
—Peut-être du temps de Talma!
—Et je suis resté... à cause de ma femme, qui ne veut jamais s'en aller, qui veut toujours tout voir, qui n'est pas pessimiste, elle! Ah! non, par exemple! Tout l'amuse! Tout, même moi!
—Ah! bah?... fit Bernière.
—Merci! dit rapidement l'Américain.
M. de Bernière essayait de corriger son Ah! bah?
—Je voulais dire....
—Oh! n'expliquez pas! fit Montgomery avec un flegme aimable.... Cela vous étonne? Cela m'étonne moi-même d'être le mari de la plus jolie femme de la colonie américaine. Une beauté... professionnelle!
—Oui, professional beauty! J'ai retenu de l'anglais de mon professeur tout ce qui est devenu parisien. Mais, ajouta le jeune homme, il ne faut pas traduire!
M. Montgomery sourit, acceptant la plaisanterie du boulevardier:
—Je comprends... oui.... Qui fait profession de beauté.... A Paris, on s'y tromperait!
Il ajouta, froidement, dans son petit sourire singulier:
—Mais on ne s'y tromperait pas longtemps. Très aimable, Mme Montgomery... très aimable... hors de chez elle! L'autre jour, Papillonne... oui, Papillonne, du Figaro, a eu l'idée de raconter l'histoire de notre mariage.... Très poétique, cette histoire!
—Vraiment?... fit M. de Bernière.
Montgomery s'inclina dans un léger salut.
—Merci encore!
Puis, comme le jeune homme, évidemment, voulait tenter encore de rattraper son exclamation envolée:
—Oh! n'expliquez pas! répéta l'Américain. Divorcée d'avec un premier mari.
—Mme Montgomery?
—Oui. Vous n'avez donc pas lu Papillonne?.... Je suis son second!... Éprise de moi à cause de... mon Dieu! à cause de mon nom.
—C'est juste! Montgomery! dit M. de Bernière, en faisant sonner le nom historique.
Mais Montgomery l'interrompit encore:
—Oh! n'insistez pas!... Il y a deux m en français! Montgommery! Un seul à mon nom! C'est ce qui ennuie un peu Mme Montgomery.
—Vous pouvez vous en refaire mettre un.... Un m et un de....
—J'y ai songé. Mais ça se verrait....
—Oh! dit le jeune homme en riant, ça se voit tous les jours!
—Norton se moquerait de moi!
—Ah! oui, M. Norton!... Je regrette que mon cousin Solis ne soit plus là pour parler de M. Norton. Il y a longtemps que l'on n'a parlé de M. Norton.
—Vous le connaissez, M. Norton? dit Montgomery.
—Très peu! Comme on connaît les étrangers à Paris!
—Je vous ai vu chez lui, à la dernière soirée qu'il a donnée au Parc Monceau!
—C'était la première fois que j'y allais. Superbe, l'inauguration de son hôtel!... Un luxe et un goût! La serre surtout! Étonnante, la serre!... Un bijou parisien vu à la lumière Edison!... Seulement on n'y parle pas assez français. J'y ai vu des Turcs, des Persans, des Américains—mais des Parisiens, j'en cherchais!...—Le plus Parisien, c'était encore un Japonais... ou un Javanais, je ne sais pas au juste.... Ah ça! mais, cher monsieur Montgomery, il y a un autre Norton, qui vient d'acheter un Meissonier de huit cent mille francs à Philadelphie!
—C'est