Contes de bord. Edouard Corbiere

Contes de bord - Edouard  Corbiere


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ou pour mieux dire orienté selon la direction de la brise que l'on reçoit. Ainsi, chaque fois que l'on vire de bord, le cuisinier doit faire évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de l'équipage, dans le début de la traversée, c'est à la manoeuvre du capuchon qu'ils l'attendent, pour le tourmenter et signaler sa négligence au capitaine ou à l'officier de quart.

      Vient-on à virer de bord, à changer d'allure, si le chef est en retard dans l'évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, brûle-chaudière, orienterez-vous votre capuchon aujourd'hui? Jamais ce marmiton ne peut revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre la manoeuvre de boutique et celle du bord!...

      —Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu'il lui faudra un officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de cuisine, quand on enverra de l'autre bord, à bord du bâtiment!»

      Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l'oeil rouge et la bouche tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu'il lui fera essuyer tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu'il ait tourné l'appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu'il jette de son oeil piteux sur l'horizon, pour voir de quel côté vient le vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!

      Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.

      Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à côte, en leur offrant l'occasion de faire connaissance dans la pratique du métier.

      Au premier mauvais temps qu'on éprouve, les hommes qui ont été obligés de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie: «Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour que je puisse bien souquer mon empointure.

      —Oui, matelot; avez-vous assez de mou comme ça?

      —Oui, c'est suffisant, mon ancien.

      —Dites si vous en avez à votre idée?

      —C'est tout ce qu'il m'en faut.

      —A la bonne heure!»

      L'intimité, qui n'existait pas une minute avant de monter sur la vergue de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les deux ou trois gaillards que l'officier a envoyés en haut.

      Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se soulève et gémit autour d'eux. On dirait que ces Bardes monotones de l'Océan ont besoin d'être accompagnés par le mugissement des vagues et le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur triste mélopée. Rien au reste ne s'accorde mieux avec la sauvage harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des matelots; mais ce sont les vieux maîtres d'équipage surtout qui paraissent ne retrouver les airs qu'ils ont appris ça et là, que quand la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons bientôt du f...traud.»

      L'eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une idée à terre. Cette habitude d'économiser cette partie si essentielle de l'alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins, qu'il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l'eau la plus abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l'équipage aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains, l'eau qu'ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître d'équipage disait à deux dames qui s'amusaient à se jeter au visage les gouttes d'eau qu'elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu.... Peut-être avant qu'il soit quinze jours vous périrez faute de ces gouttes d'eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»

      Jamais l'eau potable n'est employée à laver des effets; on se contente d'en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L'eau de mer sert aux ablutions que prescrit la propreté.

      Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle, promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des prélars, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l'ondée qui se prépare. Les dallots, les trous par lesquels l'eau qui coule sur le pont pourrait s'échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge sale, s'arme d'une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive. C'est dans ces momens que les passagères, qu'effraie la musculaire nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il est d'usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l'abri sous la chaloupe ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces lessiviers intrépides. Pendant qu'ils prennent un bain et que l'onde ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu'ils étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter leur casaque ou leur chemise, passe sur l'omoplate et les reins du voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.

      Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l'eau de pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d'élever, sur la propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l'officier de quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se déshabiller et de passer docilement sous l'inflexible brosse qui doit leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n'est épargné par le brosseur, qui frotte l'épiderme des petits patiens, comme il ferait l'un des bordages du gaillard d'arrière, ou de la chambre du capitaine. Les mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n'ont garde de manquer ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée, d'être encore accusés de malpropreté, et d'être forcés de subir la rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si impitoyablement soumis.

      Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu'ils possèdent, sont en général très-propres. L'idée de la vermine, qui s'engendre si facilement au milieu d'un grand nombre d'individus réunis dans un petit espace, leur fait horreur. L'homme qui parmi eux néglige de se laver ou de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il n'échappe que bien rarement. On l'exile du logement commun; on le force à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes marins, ceux que l'on appelle de jolis matelots, sont surtout soigneux de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une complaisance qui n'est pas toujours sans prétention, le peigne de buis bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin d'encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à bord.

      Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l'on ne s'expliquerait pas facilement, si l'on ne savait l'amour-propre que chacun attache à la profession qu'il est forcé d'exercer.

      Voici quel est ce raffinement d'élégance:

      Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le matelotage sous la surveillance des gabiers du bord, il ne se pare jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains. Souvent même, lorsqu'il craint d'avoir les doigts trop blancs, il se les trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C'est un témoignage visible de ce qu'il peut faire comme


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