Contes de bord. Edouard Corbiere
plus grande partie de l'équipage se trouvait couchée dans les files de hamacs qui s'étendaient dans la batterie, depuis la chambre du commandant jusque sur l'avant. Quelques hommes de quart veillaient seuls sur le pont, et faisaient retentir, sous leurs pas cadencés, en se promenant les uns derrière les autres, les larges passavans du navire. Le temps était beau; la mer coulait pour ainsi dire avec harmonie le long du bord, et ce retentissement des pas des hommes de quart, ce murmure léger des flots et du vent, et ce bruit des conversations qui s'établissaient entre les hommes couchés dans la batterie, donnaient à l'ensemble de cette scène, un calme pour ainsi dire mélodieux.
Un des canonnière d'artillerie, couché non loin du fanal qui éclairait, dans la batterie, la porte de la chambre du commandant, fit entendre de sa grosse voix un cric dont le son se prolongea jusque sur le pont de la frégate, et de l'avant à l'arrière de la batterie. Les hommes étendus dans leurs hamacs s'empressèrent de s'écrier crac pour répondre au cric du canonnier. C'était le signal, le mot d'avertissement qui indiquait que l'artilleur, un des plus fameux narrateurs de l'équipage, allait conter un conte. Les matelots de quart, qui, sans être aperçus de l'officier qui se promenait derrière, pouvaient prêter l'oreille au récit du conteur, s'empressèrent de se glisser au bas des escaliers de l'arrière et de l'avant. La sentinelle qui, le sabre à la main, se promenait devant le fanal de l'arrière de la batterie, s'arrêta comme séduite par le charme. Chacun écouta en silence, et le conteur commença en ces termes:
LE ROI-MATELOT.
Cric! crac! boutons de guêtres, cire à giberne, la terre de pipe et la sueur des pieds pour le pousse-caillou (le soldat); suif au chapeau, l'épissoir à la main, le goudron au derrière et la chique à la bouche: c'est la rocambole du matelot. Attention: bosse-de-bout, pommes de racage, bout-de-drisse en queue de rat, soupe sans pain, bouillon sans viande, v'là la ration de l'équipage. Bon navire qui sonne la cloche pour dîner; il aura mon sac. Ceci, mes amis, n'est pas un conte: c'est une histoire qui n'en vaut pas mieux; tant pis pour ceux qui dorment, et que ceux qui veillent se mouchent sans mouchoir pour ne pas couper le fil du discours et ne pas me faire faire une épissure au milieu de la conversation. Cric! encore une fois, cric!
Tous les auditeurs s'écrièrent encore une fois crac!
Un tonnerre dans ton lit, une jeune fille dans mon hamac!
Je dois, d'abord un, vous prévenir que tous les contes commencent la même chose et finissent de même, et que je vais commencer le mien.
Il était autrefois un navire: à bord de ce navire il y avait un équipage. Le capitaine voyait à sept lieues dans la brume sans longue-vue; mais comme il se rendait on ne sait pas où, dans des parages de perdition, il jeta sa barque sur des cailloux qu'il n'avait pas aperçus sur sa carte, à douze pieds sous l'eau. «Sauve qui peut, malheureux qui se noie! s'écria-t-il dans son porte-voix d'embêtement, aussitôt qu'il sentit que son pont allait lui manquer sous les pieds.—Attrape à nous sauver corps et biens ou corps sans biens,» dit l'équipage en se jetant à la mer. Des canards se seraient sauvés, la queue en trompette, s'ils n'avaient pas été accommodés aux petits pois; mais les matelots, qui ne savaient pas nager aussi bien que des canards, burent, en faisant des façons et des grimaces, un coup de longueur à la grande tasse. Un seul homme finalement se sauva de tout l'équipage. Ce particulier, qui avait nom Pique-à-Terre, se déhala sur une île déserte où il y avait des habitans; mais quels habitans, mes amis! c'étaient des gaillards ni grands, ni gros, ni gras, ni maigres, mais entrelardés, comme on dit: la peau basanée, tirant sur le cuivre de casserole, le nez en forme de poire tapée, et la bouche retroussée en manière de garniture d'écubier: de vrais nègres rouges enfin.
Aussitôt qu'ils virent Pique-à-Terre à la côte, ils allèrent le chercher en dansant chica et en battant des entrechats à la sauvage. Comme ce jour-là précisément ils avaient un roi à choisir, et qu'il leur fallait une forte pièce pour la fête, ils dirent dans leur baragouin: «Voilà un chrétien qui fera joliment notre affaire.» Pique-à-Terre avait la côte grasse et la mine joufflue, pour son malheur.
On mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche, en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.
Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces individus.
Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes rouge foncé; il a un nez long et creux (car Pique-à-Terre, par bonheur, avait un piffe), B et nous autres nous en avons un si petit que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»
Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi, autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car il est bon de vous dire que le navire de Pique-à-Terre s'était perdu net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre sur la main.
«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»
Au lieu donc d'être mangé, voilà Pique-à-Terre qui est fait roi parce qu'il avait un nez de longueur.
Cric!
Crac! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui continue:
Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.
Je disais donc que Pique-à-Terre fut nommé monarque de cette île, sans savoir la langue du pays.
Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick ou un trois-mâts.
«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»
Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit Pique-à-Terre, j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper dur et de faire jouer la bille.»
Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce qu'on dit.
«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.
Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied; car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne mal quand le second veut commander au capitaine.
A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. Pique-à-Terre, au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays. Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets, qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance