Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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Europe, afin d'obtenir leur approbation et les moyens de pourvoir ultérieurement à la Mission, si elle devait offrir des chances de succès.

      L'Anglais avait fait les campagnes de Portugal en qualité de volontaire dans la cavalerie de Don Pedro; il s'était distingué par sa bravoure, et n'avait quitté son drapeau qu'après la défaite entière du parti de Don Miguel. Je l'avais trouvé au Caire, à bout de ressources et sur le point de se faire musulman: deux beys s'acharnaient à le convertir; lui ne cherchait qu'aventures. Afin de lui épargner une apostasie, nous l'engageâmes aussi à nous accompagner, et il se joignit à nous.

      Mon frère revenait du Brésil, où il avait été chargé par l'Académie des sciences de faire des observations sur le magnétisme terrestre. Son domestique basque, Domingo, l'avait suivi pendant ce voyage.

      Nous arrivâmes sans incident à Kouçayr, sur la côte occidentale de la mer Rouge.

      C'était l'époque du passage des pèlerins qui vont à La Mecque; aussi, ne trouvant pas à nous loger en ville, dûmes-nous camper sur la grève et faire bonne garde, la nuit, à cause des maraudeurs bédouins.

      Issah, agent consulaire français, le seul chrétien catholique de la ville, venait d'être père d'une fille; il demanda à mon frère d'être le parrain de son enfant, et cela établit entre nous des relations agréables. Nous fûmes bien accueillis aussi par Heussein Bey, gouverneur de Kouçayr. Il avait servi en Grèce pendant plusieurs années, s'était trouvé en face de nos soldats et avait conçu une haute estime pour les Français.

      Tous les bâtiments en partance se trouvaient déjà frêtés par les pèlerins; la dunette d'un bugalet non ponté, d'environ 50 tonneaux, nous offrait seule une chance de passage. Nous y fîmes embarquer nos bagages et nos compagnons, et nous allâmes, mon frère et moi, faire nos adieux au gouverneur. Mais en retournant à bord, nous trouvâmes tout en tumulte: les pèlerins Maugrebins voulaient loger leurs femmes sous notre dunette, et notre compagnon anglais s'efforçait vainement de les en empêcher. J'en référai au raïs, ou patron de barque.

      —Puisque tu as à choisir entre ces gens et nous, lui dit le chef des Maugrebins, fais donc débarquer ces chiens de chrétiens!

      Ma réponse fut vive; on se rua sur moi, et je fus désarmé. Domingo reçut une égratignure à la main, en parant un coup de sabre qui m'était porté. Mon frère se jeta dans une yole avec le Lazariste et se rendit chez le gouverneur. Nous descendîmes, l'Anglais et moi, dans un autre canot, au milieu des vociférations menaçantes de nos adversaires. Bientôt, nous vîmes l'embarcation du gouverneur armée de dix rameurs qui volait vers nous: mon frère en tenait le gouvernail. Heussein Bey était debout, un pied sur la proue; en approchant de notre bugalet, le Bey saisit un hauban et d'un bond fut à bord. La troupe de Maugrebins s'ouvrit devant lui.

      —Chiens, leur dit-il, où croyez-vous être, pour oser traiter ainsi ces Français?

      —Qui donc interpelles-tu ainsi, fils de maudit?—répliqua le chef des pèlerins: et cette réplique hardie fut soutenue par un murmure de ses compagnons. Le gouverneur répondit par un vigoureux soufflet, et ramenant la main sur son sabre, il se tourna vers cinq ou six de ses soldats, en disant:

      —Empoignez cet homme et faites débarquer tous les autres.

      Les Maugrebins étaient tous armés; ils s'entreregardèrent; mais Heussein Bey s'avança résolument au milieu d'eux, et, avec cet ascendant que donnent le courage et l'habitude du commandement, il les obligea à descendre dans les embarcations.

      Le gouverneur nous emmena à son divan, fit comparaître le chef des Maugrebins, instruisit l'affaire, et dit, en voyant l'égratignure de Domingo:

      —C'est dommage que ce ne soit pas une bonne blessure; cela m'eût permis de faire un exemple.—Et se tournant vers son chaouche:—Qu'on donne au drôle cent coups de bâton!

      À cet arrêt, le Maugrebin, qui était fils d'un kaïd de l'Algérie, exhiba pour la première fois son passeport français.

      L'agent français, ayant été mandé, dit au Bey qu'il ne pouvait autoriser la bastonnade. Heussein Bey allégua que nous étions munis d'un firman du vice-roi, et que si le gouvernement français était trop bénin envers ses sujets Maugrebins, il n'entendait point agir de même. Nous intervînmes aussi, mais nous ne pûmes obtenir que la diminution d'une moitié de la peine.

      Sur un signe du Bey, quatre hommes étendirent le condamné par terre; le Bey, comme pour apaiser son humeur, lui appliqua vigoureusement les premiers coups et passa le rotin à un de ses soldais qui, acheva consciencieusement la besogne.

      Le Bey nous retint à dîner, nous engagea à frêter le bugalet en entier et surtout à n'admettre à notre bord aucun pèlerin.—Nous suivîmes son conseil, et un vent favorable nous conduisit en six jours à Djeddah.

      Là, mon domestique égyptien, Ali, effrayé des dangers d'un voyage en Éthiopie, nous quitta pour s'en retourner au Caire. Quant à nous, après quelques jours passés en compagnie de notre consul, l'aimable et savant M. Fresnel, nous nous embarquâmes le 11 février 1838, et le 17, nous abordions à l'île de Moussawa.

      Les habitants de cette île n'avaient vu qu'un très-petit nombre d'Européens. Depuis peu, la Société biblique anglaise entretenait trois missionnaires allemands à Adwa, dans le Tigraïe, où, grâce à des présents considérables, le Dedjadj Oubié, prince régnant dans le pays, leur permettait de séjourner; ses sujets, du reste, tous schismatiques eutychiens, ne voyaient aucun inconvénient à la présence de ces prédicateurs, dont les croyances religieuses étaient si éloignées des leurs. Un naturaliste allemand, envoyé par une société scientifique de son pays, habitait également Adwa. Ces quatre messieurs étaient, avec un tailleur grec, et un officier allemand venu d'après les conseils des missionnaires, les seuls Européens alors dans le pays; aussi, l'arrivée de cinq Européens fit-elle évènement; et une foule considérable se porta sur le quai pour nous voir débarquer.

      L'aspect misérable des maisons de l'île, les soldats turcs déguenillés, quelques canons rongés de rouille, couchés sur des affûts en ruine, et l'aridité des grèves offraient un triste spectacle. À l'horizon, du côté de l'ouest, s'élevaient de grandes montagnes d'un bleu sombre, que nous avions à franchir pour atteindre le premier plateau éthiopien. Ce ne fut point sans un serrement de cœur que nous prîmes terre.

      À Moussawa, les indigènes parlent la langue Kacy et ils nomment l'île Batzé. Les chrétiens du haut pays l'appellent Mitwa; les gens de Dahlac, Miwa; enfin, en langue arabe, on lui donne le nom de Moussawa, qui est le plus généralement employé. La plus grande longueur de l'île est dans le sens E.-N.-O. et O.-S.-O.; cette longueur est de 880 mètres, sur une largeur de 260. Le sol est composé d'un corail blanchâtre qui produit une pierre cassante aux formes sinueuses et tourmentées. La plus grande élévation de cette île plate est au nord du cimetière, où elle s'élève à 6 mètres, tandis qu'à l'ouest le terrain s'abaisse jusqu'au niveau de la mer, qui n'a que très-peu d'eau de ce côté. En approchant de l'île, on aperçoit du côté de l'est, le cap Médir, garni d'un fortin armé de quatre pièces de 24 et d'une de 12; puis vient un espace nu et stérile, où se trouvent quelques citernes, la plupart en ruines, qui se remplissent en quelques heures sous des pluies annuelles, plus abondantes que régulières. Le cimetière musulman est du côté du nord; les païens et les chrétiens sont enterrés dans le petit îlot voisin de Touwa-Ihout. Près du cimetière musulman, s'élève une mosquée à double dôme, nommée Cheik el Hammal, où l'on reconnaît le droit d'asile à tout homme, même chrétien ou païen, qui, en s'y réfugiant, y a allumé une bougie. Selon les Éthiopiens, cet édifice est l'ancienne église dédiée à la Vierge Marie et bâtie par leur premier apôtre Frumentius, dit par eux Abba Salama. Lorsque Moussawa, enlevée à leur empire, tomba sous la loi musulmane, l'église fut convertie en mosquée, et les musulmans lui conservèrent son droit d'asile institué par son fondateur chrétien. La moitié de la partie occidentale de l'île est couverte de maisons, ou pour mieux dire de grandes huttes formées de châssis revêtus de fortes nattes en feuilles de palmier, et dont la toiture est le plus souvent recouverte de chaume.


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