Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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la religion protestante étaient subversifs de la foi nationale; l'esprit public s'émut alors, appuya les imputations les plus absurdes, et les mesures rigoureuses reçurent la sanction de tous.

      Les habitants d'Adwa nous regardaient d'assez bon œil, mais j'étais inquiet de ne pouvoir être admis chez le Dedjadj Oubié. Mes démarches aboutirent enfin. Je me procurai un drogman parlant arabe et amarigna, et je me rendis au camp.

      Comblé de présents par les Allemands, le prince n'avait rien à attendre de voyageurs sans bagages et pauvres en apparence; néanmoins, par l'effet d'un caprice peut-être, il me reçut poliment, et me demanda ce que je venais faire dans son pays.

      —Je viens, dis-je, respirer l'air de vos montagnes, boire l'eau de vos sources et chercher à contracter des amitiés parmi vous.

      —Et que viennent faire tes compagnons, celui resté à Adwa et ceux que tu as laissés à Moussawa?

      —Un de nos compagnons, lui dis-je, m'a quitté à Halaïe pour s'en retourner au-delà de la mer; mon frère étudie les airs, les eaux, et les étoiles; il est à Moussawa avec un domestique français et tous nos bagages, attendant votre agrément pour entrer dans votre pays; quant à mon compagnon d'Adwa, il est venu comme moi pour fraterniser avec vos sujets. Si vous le trouvez bon, je vais retourner à Moussawa pour annoncer à mon frère votre accueil bienveillant, et l'amener devant vous.

      —Vis en sécurité, me dit le prince, après m'avoir considéré quelques instants; j'accueille volontiers les étrangers, pourvu qu'ils ne tentent pas d'altérer la foi et les coutumes de nos pères.

      Et il me promit, en me congédiant, de donner des ordres pour faire protéger notre caravane dès qu'elle serait sur son territoire.

      Je fus d'autant plus satisfait de cette première visite au prince, qu'il avait résolu, à ce qu'il paraît, de ne plus permettre à aucun Européen de séjourner dans le Tigraïe. L'officier allemand et le naturaliste ne tardèrent pas, en effet, à recevoir l'ordre de quitter le pays; à force d'instances, ce dernier obtint un sursis; il abjura ensuite le protestantisme, pour adopter la croyance eutychienne, et il vit encore dans le pays, où il s'est marié.

      Je laissai le Père Sapeto à Adwa, et en trois jours, j'arrivai à Halaïe, où je fus rejoint par mon frère.

      Le transport des marchandises et bagages se fait à dos de chameau dans le pays bas et plat qui s'étend depuis Moussawa jusqu'au pied du plateau où est situé Halaïe; à partir de ce point, l'escarpement des rampes rendant les services du chameau impossibles, on emploie des porteurs ou des bœufs. Dans le Tigraïe et dans tout le haut pays les transports se font à dos d'homme, à dos de mule ou à dos d'âne, et l'usage du chameau est inconnu. Nous n'avançâmes désormais qu'en relevant la route à la boussole; mon frère se chargeait de ce soin durant la matinée, et moi pendant l'après-midi; celui qui faisait ce travail suivait la caravane à pied. Nous ne pouvions aller qu'à petites journées, car nos porteurs souffraient de la chaleur: la saison d'hiver régnait à Moussawa, mais depuis Halaïe, nous étions en plein été. Il pleut très-rarement à Moussawa et dans les environs peu élevés au-dessus du niveau de la mer, si ce n'est dans les mois correspondants à l'hiver de France; s'il ne pleut pas en janvier et en février, le temps est ordinairement couvert, ce qui tempère les ardeurs du soleil; d'ailleurs, lors même que le ciel est sans nuages, il fait bien moins chaud, car à cette époque le soleil est plus loin du zénith, et le vent frais du nord prédomine sur toute l'étendue de la mer Rouge. Dès que le terrain s'élève à environ 1,800 mètres (et la chaîne qui supporte Halaïe a une élévation bien plus grande), l'ordre des saisons est brusquement interverti; en d'autres termes, dès qu'on atteint ce premier plateau de l'Éthiopie, les mois de décembre, janvier et février sont les plus chauds de l'année, tandis que ceux de juin, juillet et août amènent des pluies, qui deviennent plus abondantes et moins incertaines à mesure qu'on s'éloigne du littoral de la mer. Entre les tropiques, où il fait toujours chaud, on donne le nom d'hiver à la saison des pluies. Il résulte de cet antagonisme des saisons, que le voyageur peut quitter Moussawa, qu'il laisse en plein hiver, pour atteindre, au besoin, en 24 heures, le plateau de Halaïe, où il se trouve en plein été; et à mesure qu'il suit les vallées qui relient les hautes plaines aux basses terres, les plantes et les arbustes décèlent, par leur variété, leur abondance et aussi, par l'intensité plus ou moins grande de leur verdure, le passage graduel d'un régime de pluies à un autre.

      En outre de nos bagages, nous avions à transporter la nourriture de nos gens, au nombre d'une trentaine. Cette nourriture consiste en farine; la ration ordinaire, pour les deux repas de chaque jour, est d'environ, deux jointées par homme; chaque homme fournit le sel et fait son pain: il prépare la pâte, la façonne en forme de boule creuse, et, avant de la mettre cuire sur la braise, introduit dans l'intérieur une pierre préalablement rougie au feu.

      Le 29 mars 1838, nous arrivâmes dans un district nommé Igr-Zabo, et nous fîmes halte près d'une source qui jaillit au pied de grands rochers. Depuis Halaïe, nous étions sur le territoire du Dedjadj Kassa, fils du Dedjadj Sabagadis, prince célèbre en Éthiopie, et ancien allié de l'Angleterre. Le Dedjadj Oubié avait épousé la sœur de Kassa, mais ces princes n'entretenaient que des rapports équivoques qui devaient les conduire à une rupture violente. Le lieu de séjour habituel du Dedjadj Kassa était à deux journées, au sud, de notre route, mais nous savions que le Dedjadj Oubié concevrait de la jalousie si nous faisions des présents ou même une visite à son beau-frère.

      Le district d'Igr-Zabo appartenait en fief à un des principaux vassaux du Dedjadj Kassa, nommé Gabraïe. Ce chef envoya un soldat pour réclamer de nous un droit de passage sur ses terres.

      En Éthiopie, les douanes sont établies dans les centres de population; le prince les afferme annuellement; mais en outre, et dans le Tigraïe surtout, certains districts, en vertu d'anciens priviléges, perçoivent des droits de passage pour leur propre compte. Les péagers guettent nuit et jour et arrêtent les passants, afin de s'assurer s'ils ne sont pas trafiquants, car l'usage veut que ces derniers seuls soient imposés. Les droits ne sont nulle part fixés par un tarif, et varient selon l'adresse des intéressés. Dans la langue du pays, ces postes se nomment portes. Malheureusement pour nous, les voyageurs européens, et surtout les Allemands, avaient consenti à payer ces droits, quoiqu'aucun d'eux n'eût voyagé pour faire le commerce; leur facilité à payer une fois connue, les péagers d'abord, et bientôt les paysans, se postaient sur leur route, et alléguant des droits imaginaires, leur extorquaient de l'argent. J'ignorais alors, mais je pressentais qu'il ne convenait pas de nous laisser assimiler à des trafiquants, et mon instinct me guidait sûrement, car dans cette partie de l'Afrique, où tout est féodal, la considération s'accorde d'après la classe à laquelle on appartient. Les nobles et les hommes de guerre sont placés au premier rang, ensuite les hommes d'église, puis les riches cultivateurs, les propriétaires de grands troupeaux, les paysans, enfin les trafiquants, et, en dernier lieu, ceux qui exercent quelque métier manuel; parmi les marchands, ceux qui font trafic d'esclaves sont méprisés. Je ne me suis jamais soumis, en Éthiopie, à payer un droit de douane ou de passage; dans cette circonstance et dans celles du même genre où je me suis trouvé depuis, jusqu'au moment où, en changeant ma manière de voyager, je me suis affranchi ces sortes d'ennuis, le seul mobile de ma résistance a été de relever la considération due à mes compatriotes. Pour arriver à ce but, j'ai dépensé bien plus de temps, d'argent et de fatigues que si j'eusse consenti à subir ces avanies, et si mes efforts et ceux de mon frère ne les ont pas fait disparaître complétement, du moins les ont-ils rendues bien plus rares. La notoriété de notre résistance a servi de précédent, et a permis à quelques voyageurs européens, venus après nous, de suivre notre exemple et d'établir ainsi nos droits.

      Ayant opposé un refus motivé à l'émissaire de Gabraïe, nous voulûmes nous remettre en marche; mais notre rusé drogman, pour se rendre agréable à Gabraïe, s'y prit si bien qu'il nous décida à passer la nuit où nous étions. On chercha à débaucher nos porteurs; le lendemain, quatre ou cinq d'entre eux nous quittèrent; nous perdîmes une journée à les remplacer, et notre provision de farine tirant à sa fin, il fallut encore une demi-journée pour s'en procurer; enfin, j'ordonnai à nos gens de se


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