Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie
escorter jusqu'aux frontières de ses États, qui s'étendaient jusqu'à une heure de marche de la ville de Gondar. Personne, dans Adwa n'avait cru à la possibilité de notre voyage à Gondar; car Oubié passait pour le moins affable des princes éthiopiens envers les étrangers, quoiqu'il tirât vanité de leur présence dans son pays, surtout quand ils exerçaient quelque art manuel ou se trouvaient à même de lui faire des présents. En le quittant, nous lui recommandâmes le Père Sapeto et il nous promit de lui accorder une protection spéciale.
Ayant réussi à introduire et à établir dans le Tigraïe un prêtre catholique, malgré les anciennes et sanguinaires prohibitions, il avait semblé que, pour confirmer ce premier avantage, le Père Sapeto ne pouvait mieux faire que de rester dans cette province, où il serait à portée de communiquer facilement avec l'Europe par Moussawa, de recevoir des secours, et d'accueillir d'autres missionnaires, si la Propagande décidait de donner suite à une mission commencée d'une façon si inespérée. Il fut convenu qu'avant d'exercer son ministère, ou de chercher à ramener les schismatiques, il s'adonnerait à l'étude de l'amarigna et du guez ou langue sacrée, tout en s'appliquant à se concilier le bon vouloir des habitants. Nous partageâmes nos ressources avec cet agréable compagnon, et nous le quittâmes à regret; dès lors, notre route se bifurqua pour toujours. Quelques mois après, mon frère arrivait à Rome, et la Congrégation des Lazaristes, autorisée par la Propagande, adjoignait d'autres missionnaires au Père Sapeto, pour continuer la mission en Tigraïe et en pays Amhara.
La journée était avancée lorsque nous quittâmes le camp du Prince. Ayant reconnu les inconvénients de nombreux bagages, nous les avions réduits à ce que nous pensions être le strict nécessaire; nous avions fait présent de nos deux tentes, et à l'exception des instruments d'astronomie de mon frère, tout était renfermé dans des outres de peau de chèvre, plus commodes à transporter et attirant moins l'attention que les malles ou les coffres. Nous n'avions plus que vingt suivants environ, tant porteurs que serviteurs. Le soldat d'Oubié nous faisait héberger chaque soir; à cet effet, il nous précédait de quelques centaines de mètres et s'enquérait auprès des paysans occupés aux champs, du nom du chef de la localité. Parfois, ceux-ci, devinant ses intentions, tiraient du pied; il les poursuivait, atteignait les moins lestes, et l'on riait de part et d'autre; mais ces débuts nous pronostiquaient ordinairement maigre chère. Nos porteurs déposaient leur charge sur le chango ou place du village: c'est le forum éthiopien, le lieu où se discutent les intérêts publics et privés; villes, bourgs, villages, les plus petits hameaux ont le leur. Notre soldat parcourait le village, annonçant à haute voix sa mission, puis, revenait s'accroupir auprès de nous, et quelquefois nous attendions longtemps que les habitants vinssent négocier. En tout pays, le laboureur est avare et madré; de plus, celui d'Éthiopie est particulièrement loquace. Un à un, ces braves gens s'assemblaient, discutaient d'abord avec le soldat d'Oubié, et s'entre-querellaient pour la répartition de nos gens, quelquefois endormis de fatigue; on les réveillait, on réunissait les bagages dans la maison qui nous était destinée, et chacun suivait le paysan chargé de l'héberger pour la nuit. Le Dedjadj Oubié avait recommandé de nous faire donner chaque soir un mouton; on nous servait du reste, six ou huit portions, tant en pain qu'en mets préparés; car, en Éthiopie, on mange toujours avec quelques-uns de ses serviteurs. D'ailleurs, il est d'usage de fournir le voyageur assez abondamment pour que, sur son repas du soir, il puisse réserver son déjeuner du lendemain. Entre Adwa et Gondar, une seule fois, les habitants refusèrent de nous recevoir, leur chef s'étant offensé d'une expression échappée à notre soldat; il nous fallut presque recourir à la violence pour qu'on nous permît d'entrer dans un parc de moutons pour nous y abriter contre les hyènes. La coutume est en pareil cas, d'intenter une action en dommages et intérêts, qui varient selon l'importance du voyageur. Quant à nous, malgré le vif désir de notre guide, nous ne voulûmes faire aucune plainte.
Nous arrivâmes à Gondar le 28 mai, sept jours après notre départ d'Adwa. Jusqu'alors Gondar n'avait été visité que par un très-petit nombre d'Européens, et cela à de longs intervalles. Cette ville, voisine des parties encore peu explorées de la haute Éthiopie, nous offrait plusieurs avantages pour nos investigations; son marché hebdomadaire, le plus important de l'Éthiopie, y attire des caravanes de toutes les parties de l'intérieur; aussi, avions-nous désiré d'en faire le point central de nos entreprises. En entrant en ville, nous nous fîmes conduire à la maison d'un des quatre Likaontes ou grands juges impériaux, nommé Atskou, qui passait pour aimer les étrangers et surtout les Européens.
Le Lik Atskou, qui parlait un peu l'arabe, vint nous accueillir sur le seuil de sa maison. C'était un homme d'environ soixante-dix ans, grand, d'une belle prestance, ayant le teint très-foncé et une physionomie douce et intelligente; il insista pour nous défrayer, nous et notre monde; et ce fut à grande peine que nous obtînmes le troisième jour de vivre désormais du nôtre. Mais il ne voulut jamais consentir à nous laisser chercher un logement ailleurs.
—Vous venez de bien loin, mes pauvres enfants; nous dit-il, et les hommes de notre ville sont si rapaces à regard des étrangers! C'est à moi de vous garder tant que vous resterez à Gondar.
Nous chargeâmes le soldat d'Oubié d'un message de remercîment pour son maître, et nous le congédiâmes en lui donnant, selon l'usage, une mule et quelques talari.
Durant notre séjour forcé dans la plaine d'Igr-Zabo, nous avions eu tout le loisir de réfléchir; l'expérience modifiait déjà nos opinions préconçues; la première effervescence commençait à s'apaiser, et notre voyage nous apparut sous des faces nouvelles. De Moussawa à Gondar, nous avions minutieusement relevé le pays à la boussole, mais les attractions magnétiques causées par la nature ferrugineuse du sol introduisaient dans ce travail des incertitudes dont les voyageurs feraient bien de se préoccuper davantage. Mon frère, reconnaissant d'ailleurs l'insuffisance de ses instruments, conçut l'idée de jeter les fondements d'une carte exacte du pays par la méthode qu'il appelle Géodésie expéditive, et il résolut de retourner en France pour se procurer des instruments qui n'avaient été jusque-là employés d'une manière continue par aucun voyageur en pays inconnus. On sait, en effet, que la plupart des cartes de ces pays sont rédigées tant bien que mal au moyen de journées de route, malaisées à bien estimer et corrigées, le plus souvent au hasard, par des observations astronomiques trop rares et qu'il est impossible de contrôler. D'autre part, des marchands d'esclaves venus de l'Afrique centrale nous ayant assuré qu'en Innarya coulait un fleuve large comme le fleuve Bleu et dont les eaux se déversaient dans le bassin de l'Égypte, il fut convenu que durant l'absence de mon frère, j'irais au moins jusqu'à Saka, capitale de l'Innarya; et pour mieux utiliser mon voyage, je m'exerçai sous sa direction à faire les observations d'astronomie nécessaires pour déterminer la position d'un lieu, ainsi que les observations météorologiques à continuer jusqu'à son retour. Nous étions au mois de juin; on entrait dans la saison des pluies hivernales; les chemins sont alors impraticables, les lits desséchés des ruisseaux, des torrents et des rivières s'emplissent et deviennent souvent autant d'obstacles dangereux; d'ailleurs, le Takkazé, qui sépare le pays de Tigraïe de celui de l'Amhara est infranchissable pendant sa crue, qui dure depuis le milieu du mois de Sénié, correspondant aux derniers jours de notre mois de juin, jusqu'au milieu du mois de Meuskeurrum, correspondant aux derniers jours de notre mois de septembre. Pendant la crue, les communications entre le Tigraïe et l'Amhara ne sont entretenues qu'à de longs intervalles par quelques messagers, excellents nageurs, qui malgré leur expérience, sont souvent entraînés par les crocodiles ou emportés par les eaux. La dernière caravane de la saison quitte Gondar pour Moussawa, de façon à arriver au Takkazé au plus tard le 19 juin; il ne me restait donc que quelques jours à jouir de la compagnie de mon frère.
Le Lik Atskou nous présenta à l'Atsé ou empereur; il nous présenta également à l'Itchagué ou chef de tout le clergé régulier de l'ancien Empire, ainsi qu'à quelques notables de Gondar.
Depuis quelque temps, le vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali, s'étant épris de l'idée de conquérir des mines d'or, ses pachas gouverneurs du Sennaar et des provinces environnantes, s'évertuaient à faire des expéditions contre les peuplades voisines. Ils ne découvraient pas de mines, mais ils se procuraient de l'or en ramenant des milliers