Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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Les Égyptiens, dit-on, perdirent dans la bataille 700 hommes de troupe régulière et un plus grand nombre d'irréguliers. Méhémet-Ali comptait venger cet échec, et, à l'époque de notre entrée dans le pays, il se formait au Sennaar un nouveau corps expéditionnaire qui devait s'emparer de Gondar. Les princes de l'Éthiopie chrétienne auraient aisément pu repousser l'invasion; mais la désunion était parmi eux, et les populations achevaient de se décourager aux bruits avant-coureurs des ennemis et de leurs engins de guerre dont ou exagérait les effets redoutables. À Gondar et dans les provinces, on ne s'entretenait que de ces choses, ce qui contribua à donner du retentissement à notre arrivée dans la capitale. L'Atsé, l'Itchagué, les notables, apprenant que mon frère retournait en France, décidèrent, en assemblée, d'en profiter pour faire un appel aux puissances chrétiennes de l'Europe. En conséquence, ils lui donnèrent deux lettres écrites au nom de la nation, l'une pour le roi de France, l'autre pour la reine d'Angleterre, et le supplièrent de ne rien négliger pour accomplir promptement sa mission, de laquelle dépendait, disaient-ils, le salut des chrétiens d'Éthiopie.

      Avant de nous séparer, nous convînmes, mon frère et moi, de nous rejoindre, à un an de là, dans l'île de Moussawa; et il partit pour le Tigraïe avec une petite caravane, la dernière de la saison.

      Dans mon inexpérience, douze mois me paraissaient plus que suffisants pour aller planter un guidon aux couleurs françaises sur un des pics des montagnes de la Lune, ou du moins pour atteindre aux régions où l'on place ordinairement ces montagnes; mais je comptais sans les obstacles que le voyageur rencontre dans cette partie de l'Afrique.

      Il n'a pas, il est vrai, à affronter ces vastes déserts qui, dans d'autres régions de ce continent, forment des barrières si pénibles à franchir; les pays qu'il traverse sont presque partout fertiles et peuplés, mais la diversité des races, des religions, des langues, des mœurs, la multiplicité des rois, des princes et des petits despotes, les intérêts, les jalousies, les haines qui divisent les populations, les épidémies accidentelles ou périodiques, sont autant d'empêchements éventuels. À chaque étape, il peut être contraint de faire séjour, ou devenir victime de cette tendance qu'ont les indigènes de retenir l'étranger pour toujours; enfin, les races africaines habitant loin des côtes, regardent ordinairement le temps comme presque sans valeur; elles semblent vivre de forces mortes comme d'autres races de forces mouvantes, et, dans de telles conditions, l'activité individuelle risque trop souvent de s'épuiser contre la flaccidité qui l'environne. Entre autres faits résultant d'un pareil état de choses, on rapporte qu'une caravane de trafiquants a mis deux années pour faire la route de Basso en Gojam à Saka en Innarya, route que, dans des circonstances favorables, un bon piéton fait en quatre jours, la distance en ligne droite n'étant que de 233 kilomètres.

      Mon frère parti, je dus aviser à mon hivernage. Le Lik Atskou entendait me garder dans sa maison, mais elle ne désemplissait pas de visiteurs attirés par l'originalité de son esprit, son érudition célèbre dans toute l'Éthiopie et les charmes de son langage. Je ne pouvais donc y vivre assez retiré à mon gré, et je fis construire à la hâte, dans un enclos attenant à sa cour, une spacieuse cabane couverte en chaume, où je m'installai avec ma mule; mes gens réparèrent pour eux-mêmes une hutte abandonnée appartenant à mon hôte. Domingo que mon frère avait voulu laisser auprès de moi, un drogman, deux jeunes hommes et une servante pour préparer notre nourriture, composaient alors toute ma maison.

      Dès la fin de juin, les pluies me retinrent chez moi: ma visite quotidienne au Lik Atskou, une série d'observations météorologiques et des hauteurs de soleil, la lecture et quelques consultations médicales faisaient passer rapidement mes journées. Ce genre de vie confirma les habitants dans la haute opinion qu'ils s'étaient faite de mes lumières: malgré ma jeunesse, ils me tenaient pour astrologue et médecin savant; aussi bien, je possédais quelques drogues et une belle trousse d'instruments de chirurgie. Un incident qui eut lieu avant le départ de mon frère aurait dû pourtant leur faire ouvrir les yeux sur mon compte.

      Un notable de la ville était venu me supplier de secourir un de ses parents qu'il aimait tendrement, disait-il. Je me rendis auprès du malade; il avait une descente du rectum, et je déclarai l'excision indispensable. Les parents effrayés me demandèrent l'emploi de moyens plus doux et m'objectèrent que les rebouteurs du pays étaient incapables d'une opération si délicate. Je leur dis qu'il n'y avait pas d'autres remède, j'offris d'opérer moi-même et j'envoyai quérir mes instruments. Mon plan était bien simple: produire un étranglement, trancher d'un coup de bistouri, cautériser avec un moxa et laisser la nature faire le reste. Ayant désigné mes aides et mis le sujet en posture, je déployai ma trousse devant l'assistance; l'aspect de mes instruments et mon aisance impitoyable augmentèrent l'émotion causée par les cris du patient qui se réclamait déjà de tous les saints. Les parents me prièrent de surseoir à l'opération;—avant d'en arriver là, ils essaieraient, dirent-ils, d'une neuvaine à Saint Takla Haïmanote.—Je m'offensai de leur manque de confiance et repliant prestement bagage, je sortis, bien aise au fond d'être affranchi d'une besogne peu agréable. De retour à notre maison, mon frère, un livre de médecine à la main, m'apprit que l'opération eût été mortelle. Cette leçon, que j'aurais pu payer d'une mort d'homme, mit un terme à mon outrecuidance chirurgicale, et dès-lors, je me bornai à donner de simples collyres, quelques remèdes peu dangereux, ou bien à conseiller des règles d'hygiène; et j'ai fréquemment vu guérir mes clients. Quant au malade qui opéra en moi ce changement de système, j'appris qu'il avait guéri tout seul.

      Le Lik Atskou, lui, tirait vanité des cures qu'il m'arrivait de faire. Ce brave homme avait reçu chez lui le peu d'Européens venus à Gondar depuis le commencement du siècle: quelques Grecs, des Arméniens ou des soldats turcs qui, à la suite de méfaits, fuyaient la justice de Méhémet-Ali; en dernier lieu, un Allemand, ministre protestant, et un Français, MM. Samuel Gobat et Dufey, lui avaient donné de l'Europe une opinion favorable. Lorsque j'arrivai à Gondar, M. Dufey en était parti pour le Chawa depuis trois mois seulement, en promettant de revenir au printemps; entre autres objets qu'il avait laissés en dépôt chez le Lik Atskou, se trouvait un Ovide portant le timbre du collége de Henri IV, son nom et son numéro d'ordre écrits de sa main. Le nom, le numéro et jusqu'à l'écriture me firent reconnaître dans ce voyageur un camarade de collége perdu de vue dès nos basses classes. J'inscrivis mon nom en regard du sien, comptant qu'à son retour il se réjouirait comme moi d'une reconnaissance si lointaine. Mais Dufey ne devait plus revoir Gondar; du Chawa, il se rendit par une route inexplorée à Toudjourrah, sur le golfe d'Aden; il passa ensuite dans l'Yémen, puis à Djiddah; là, il fut repris par une de ces fièvres endémiques si communes dans les basses terres de l'Éthiopie. Il errait en délire dans les rues de Djiddah, où on le releva un jour sans connaissance dans le bazar. Il profita du départ d'une petite barque non pontée pour s'embarquer pour l'Égypte. En mer, les intempéries de la saison aggravèrent son mal, et, après une longue agonie, couché sur des ballots, au milieu des quolibets des matelots musulmans, il expira pendant qu'on jetait l'ancre à Kouçayr. Issah, notre agent consulaire, réclama ses restes et les fit enterrer dans le sable brûlant de cette plage aride.

      M. Dufey a ouvert pour moi cette longue liste mortuaire sur laquelle devaient prendre place, durant mes voyages, tant d'êtres chers ou intéressants.

       Table des matières

      TYPES ET COSTUMES.

      En considérant les traits et les allures de la population éthiopienne, on est porté à admettre les traditions indigènes et celles qu'on trouve éparses encore parmi les Arabes de l'Yémen et de l'Hedjaz. Selon ceux-ci, l'Éthiopie aurait reçu des immigrations d'Arabes, de Grecs et de peuples venus du côté de l'Inde; les Éthiopiens, eux, avouent s'être incorporé quelques colonies grecques ou tout au moins venues des bords européens de la Méditerranée, et ils datent leur origine nationale de Ménilek, fils de Salomon et de la reine de Saba. Ils disent que, lorsque Ménilek quitta la Judée pour aller régner en Éthiopie, le roi, son père, prit les fils des lévites, de ses officiers et de ses notables pour en composer


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