Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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le malheur.

      Nous commencions à cheminer, lorsque voyant se dessiner sur le ciel la silhouette d'un homme armé, puis d'un deuxième, nous nous remîmes à plat ventre. Plus de doute, la route était gardée. Samson me fit signe de retourner sur nos pas; je lui répondis de la même façon qu'il pouvait le faire; mais rapprochant ses deux index l'un contre l'autre, et les tournant dans la direction d'Adwa, il me fit comprendre par sa pantomime qu'il ne se séparerait pas de moi. Je me relevai alors en faisant résonner les batteries de mon fusil, et nous marchâmes résolument. Soit indécision de la part des factionnaires, soit tout autre motif, ils disparurent dans l'ombre, et nous passâmes.

      Nous avions à traverser la plaine déserte de Tsam-a, qui court nord et sud, et qui, dans cet endroit, a environ onze milles géographiques de large; elle est infestée de lions, de léopards et d'éléphants, et parcourue par de petites bandes de malfaiteurs cherchant à enlever des bestiaux, à tuer les bouviers attardés ou à piller quelque compagnie de hardis trafiquants qui, pour se soustraire au péage, se hasardent à voyager de nuit. Cette plaine, dont le nom signifie soif, est dépourvue d'eau et hérissée de broussailles épineuses et d'arbres peu élevés formant d'épais fourrés où les bêtes fauves se retirent le jour. De temps à autre, nous nous arrêtions pour sonder de l'oreille le silence de la nuit; et, malgré la rapidité de notre marche, la rosée abondante, particulière aux basses terres de l'Éthiopie, glaçait nos membres. Après quelques heures de marche, nous luttions contre cette somnolence qui prend à l'avant-jour, lorsque nous arrivâmes au pied du plateau où se trouvait la frontière des États d'Oubié. Pendant que nous gravissions la montée, le panorama qui se déployait derrière nous s'éclaira: à nos pieds, une couche épaisse de vapeurs d'un blanc d'argent cachait la plaine; on apercevait seulement les pointes des deux aiguilles de rocher, près desquelles mon frère songeait sans doute avec inquiétude aux chances de ma tentative. Au-delà, on voyait les plans heurtés et majestueux de la chaîne où se trouve le village de Halaïe, derrière lequel montait un soleil radieux. Nous nous assîmes pour jouir de ce spectacle et nous détendre un peu à la chaleur des premiers rayons. Le manteau de vapeurs qui couvrait la plaine se morcela bientôt, entra en mouvement et se fondit dans l'espace; nous restâmes quelque temps à goûter le plaisir d'avoir échappé aux chances contraires de la nuit, car à l'issue heureuse d'une entreprise qui présente quelque danger, la vie semble reprendre une saveur plus douce. Après une montée d'environ deux heures, nous reçûmes l'hospitalité dans le village de Kaï-Bahri, relevant du Dedjadj Oubié, et habité presque exclusivement par des musulmans, trafiquants d'esclaves.

      Depuis quelques jours, je commençais à m'exprimer en arabe. Durant mon court séjour en Égypte et jusqu'à mon arrivée à Moussawa, mes oreilles s'étaient accoutumées aux sons de cette langue; dépourvu de drogman à Halaïe, je rencontrai un Musulman qui, comme quelques-uns de ceux du Tigraïe, parlait couramment l'arabe, et, à ma grande surprise, je me trouvai tout-à-coup capable de le comprendre un peu et d'exprimer quelques idées. Dans la suite, j'ai souvent constaté chez d'autres cette espèce d'instantanéité dans l'emploi d'une langue étrangère, après un travail inconscient d'incubation préparatoire; il est remarquable d'ailleurs combien peu de mots suffisent pour exprimer les pensées les plus usuelles.

      Mon hôte m'offrit d'abord un grand hanap en corne plein de bouza que je vidai d'un trait; puis il me servit sur une natte étendue à terre, trois pains, un hanap de lait caillé fortement assaisonné d'ail, une écuellée de miel et une autre de moutarde délayée dans du beurre fondu. Je fis honneur à ces mets et mon fidèle Samson put se rassasier à son tour. Mon hôte, qui parlait un peu l'arabe, me pria de visiter sa femme malade. À cette époque, les habitants du Tigraïe croyaient tout Européen médecin, mais depuis qu'un docteur européen a pratiqué dans leur pays, cette croyance a disparu et ils sont revenus aux recettes empiriques de leurs pères. Je ne pus rien comprendre à la maladie de mon hôtesse; je vis seulement qu'elle était jeune et remarquablement jolie; je déclarai son mal nerveux et je me retirai en pronostiquant une prompte guérison. Peu de jours après, j'appris qu'elle était morte.

      Je fis présent à mon hôte de deux talari; ce présent disproportionné réveilla en lui la cupidité du trafiquant et il me dit en m'accompagnant, que le maître de la mule qu'il venait de me procurer exigeait un prix supérieur au prix convenu. Comme je savais que la mule lui appartenait, je mis aussitôt pied à terre, et le laissant tout confus de voir sa ruse éventée, je repris mon chemin, en maudissant Kaï-Bahri et son hospitalité mercantile.

      À la fraîcheur matinale avait succédé une chaleur incommode: nous ne marchions plus qu'avec peine. Près du village de Maloksito, nous trouvâmes à louer une mule; Samson n'en pouvant plus, demanda à me rejoindre le lendemain, et avant le coucher du soleil, j'entrai seul à Adwa, où je revis avec plaisir le Père Sapeto.

      J'éprouvai quelque difficulté à me procurer un drogman parlant l'arabe et l'amarigna. Depuis Halaïe, en marchant vers l'intérieur, l'arabe n'est plus compris, si ce n'est par quelques trafiquants musulmans. Jusqu'à la rivière le Takkazé, le tigraïen est la langue usuelle. Le Dedjadj Oubié, originaire du Samen, situé à l'ouest du Takkazé, où l'on ne parle que l'amarigna, venait d'étendre sa domination sur une portion importante du Tigraïe, et c'était une grande cause d'irritation pour les Tigraïens d'être obligés, dans leurs rapports avec l'autorité, de se servir de l'amarigna, ou bien de parler par interprètes.

      Je me rendis le lendemain au camp d'Oubié, et je fus introduit presque immédiatement. Je trouvai le prince assis sur un tapis à terre, au milieu de femmes qui lui tressaient les cheveux. Il parut prendre intérêt au récit de mon évasion de Maïe-Ouraïe et me dit qu'il me savait beaucoup de gré d'avoir mis mon espérance en lui. Il me fit apporter à déjeuner et, honneur qu'il n'accordait à personne, il me servit de ses propres mains.

      Avant de me donner mon congé, il fit soulever la portière d'entrée, m'indiqua deux hommes à cheval sur la place et me dit:

      —Voilà les messagers que j'envoie au Dedjadj Kassa, pour le prier de faire escorter ta caravane jusqu'à ma frontière.

      Je lui demandai la permission d'aller annoncer moi-même cette bonne nouvelle à mon frère, et présumant que ce dernier trouverait difficilement des porteurs, j'en engageai une trentaine en rentrant à Adwa, et sur-le-champ je partis avec eux pour Maïe-Ouraïe.

      De son côté, mon frère avait travaillé aussi à sa délivrance: il avait fait offrir dix talari à Gabraïe, qui les accepta, tout en persistant à réclamer les deux fusils et le complément de la somme dont il prétendait nous imposer. Mon frère imagina alors d'ébranler l'obéissance qu'on avait eue jusque-là pour les ordres de Gabraïe, en faisant naître chez les paysans la crainte de déplaire au Dedjadj Kassa lui-même: il leur représenta qu'en l'empêchant de se rendre auprès de leur suzerain, ils le privaient d'un de nos trois beaux fusils de rempart que nous lui destinions. Les paysans, après délibération, le laissèrent partir sous bonne escorte. Enchanté du fusil de rempart, le Dedjadj Kassa fit à mon frère une excellente réception; il manda Gabraïe, le réprimanda et lui fit restituer les dix talari; mon frère les fit donner immédiatement à l'église du lieu. On servit un repas, et tout allait pour le mieux, lorsqu'un des principaux seigneurs de la cour, mû par une curiosité indiscrète, s'avisa de toucher à la barbe naissante de mon frère; celui-ci répondit par un soufflet. Heureusement, le Dedjadj Kassa apaisa l'émotion de ses gens, fit faire des excuses à mon frère et lui dit que la privauté dont il s'était offensé était sans conséquence; puis, après l'avoir comblé de prévenances, il le renvoya, avec un soldat chargé de l'accompagner et de faire transporter ses bagages par corvées, de village en village, jusqu'à la frontière du Dedjadj Oubié. Mon frère retourna à Maïe-Ouraïe d'où il se mit en route pour Adwa, et je le rejoignis avec mes trente porteurs, d'autant plus à propos qu'il n'avançait qu'avec la plus grande peine, à cause de la difficulté, qui se renouvelait à chaque village, de réunir les paysans de corvée.

      Deux jours après nous entrâmes enfin à Adwa. La route de Halaïe à Adwa se fait ordinairement en trois jours; nous y avions mis presque un mois; mais notre fermeté à résister à une demande injuste avait eu du retentissement et commençait déjà à nous valoir les égards


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