Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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à cette conscience que de frapper d'interdit sa principale manifestation.

      Ce régime judiciaire établit entre les citoyens une solidarité continuelle, soumet la justice à leur contrôle permanent, les porte à connaître leurs droits et leurs devoirs, leur permet de passer toujours par le jugement de leurs pairs véritables, et la loi puise incessamment une sanction et une force nouvelles dans la raison et la conscience publique dont elle suit graduellement les progrès.

      Quant à cette obligation de rendre la justice, les Éthiopiens disent qu'elle est pour tout citoyen aussi impérieuse que celle de défendre le pays en danger, l'injustice étant de tous les ennemis le plus redoutable.

       Table des matières

      CAUSES DE LA CHUTE DE L'EMPIRE.—DÉMEMBREMENT DU POUVOIR IMPÉRIAL.—GONDAR.

      En adoptant le Christianisme au quatrième siècle, la nation n'aurait rien changé à ses constitutions déjà anciennes. Les forces nationales et leur ordonnance se cimentaient et se confirmaient de génération en génération, sans autres modifications que celles qu'amène naturellement le fonctionnement de toute vie. «Notre pays, disent les traditionnistes, vivait paisiblement sous l'œil de Dieu; il pratiquait la justice, et nos Empereurs, qui tenaient leur cour de l'autre côté de la mer, dans la terre de Sana, échangeaient des messages avec les rois de l'Inde, de la Chine et du pays des Hébreux, et faisaient sentir leur influence sur les peuples éloignés. Mais, par suite de conseils que nous ignorons, ils s'habituèrent à résider de ce côté-ci de la mer, où un climat meilleur, un territoire fécond et facile à défendre et des populations viriles et bien ordonnées leur assuraient un asile inexpugnable. L'Islamisme naquit; nos armées durent traverser la mer pour défendre nos antiques possessions contre les enfants d'Ismaël, issu lui-même d'une mère mauvaise. Après de longues luttes, nous perdîmes la terre de Sana. Depuis lors, la mer a été notre frontière orientale, et nous avons vécu chez nous chrétiens et heureux, sans plus intervenir dans les affaires des autres nations. Les pèlerins nous apprenaient que les peuples s'entre-détruisaient autour de la ville de Constantin, où régnaient les Empereurs de Rome.»

      S'il faut en croire ces traditionnistes, c'est le Bas-Empire qui aurait inoculé à l'Éthiopie le principe de sa décadence. Des lettrés revenus de Jérusalem et de Bysance étonnèrent le clergé indigène par les subtilités théologiques des Grecs. Ils éblouirent les Atsés par la description des splendeurs et de la toute-puissance des Césars byzantins, et leur inspirèrent l'ambition de les prendre pour modèles. Les Atsés envoyèrent des hommes savants à Alexandrie dont ils reconnaissaient la suprématie spirituelle, pour y étudier les lois du Bas-Empire. Ces hommes en rapportèrent un recueil composé des Pandectes, des Institutes de Justinien et d'une Pragmatique Sanction altérée, dit-on, par les Cophtes, en vue de justifier la suprématie de leur siége patriarcal. Ce recueil, traduit en langue guez, ou langue sacrée, donna naissance à une classe d'hommes nécessaires à l'interprétation des textes. Ils se recrutèrent parmi les clercs qu'effrayaient les obligations de la vie cléricale proprement dite, et qu'attiraient la faveur du prince et les bénéfices résultant de leurs fonctions d'organes de la loi.

      Pour mettre en œuvre ce nouveau code, les Atsés augmentèrent d'abord le nombre restreint de troupes personnelles que les us leur permettaient d'entretenir. Ils séduisirent les Likaontes et les Azzages, ces premiers intéressés à l'accroissement de la puissance impériale, et se concilièrent le clergé d'autant plus aisément que les docteurs de la loi nouvelle sortaient de son sein.

      Toujours d'après la tradition, ces conspirateurs contre les libertés nationales commencèrent à étendre la juridiction des Atsés, en empiétant adroitement sur le droit de justice, qui appartenait encore à tous. Quelques révoltes partielles éclatèrent; l'Atsé put les étouffer. Mais il fallait rompre l'accord existant entre l'aristocratie et les communes: afin de les désunir, l'Atsé chercha à gagner les Dedjazmatchs et autres grands commandants militaires. Ils relevaient, il est vrai, de son investiture confirmative, mais depuis une époque reculée, ils devaient être choisis parmi les membres de certaines familles, pour lesquelles ces charges militaires constituaient un privilége.

      Il prolongea d'année en année leurs pouvoirs, qui n'étaient que temporaires, et dont tous les ans il renouvelait l'investiture, lorsqu'à la fête de l'Invention de la Croix, les troupes des provinces venaient défiler devant lui. Bientôt il leur permit de s'entourer, comme lui, de gardes, et d'entretenir des troupes permanentes; il leur conféra, comme à ses représentants judiciaires, le droit de justice criminelle dans le ressort de leurs commandements; et dès lors il eut des alliés d'un bout à l'autre de l'Empire. De paternelle qu'elle était à l'origine, la puissance souveraine était devenue ennemie de la nation.

      À l'exemple de l'Empereur, les Dedjazmatchs et autres grands Polémarques eurent chacun une cour et des clercs qui les aidèrent à absorber les juridictions, en démontrant, par leurs interprétations subtiles et captieuses, que tout droit de juger découlait de l'Atsé. Comme les Atsés, ils attirèrent la noblesse à leurs cours, encouragèrent ses désordres et favorisant tantôt les plaintes des communes contre leurs seigneurs, tantôt les plaintes des seigneurs contre leurs communes, ils arrivèrent à désunir la nation et finirent par concentrer en leurs mains la juridiction civile. De gratuite qu'elle était, la justice devint salariée; les Likaontes, les Azzages et d'autres espèces de missi dominici parcouraient les provinces pour la distribuer au nom de leur maître. Des provinces se révoltèrent: elles furent vaincues et expropriées en masse de leurs droits.


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