Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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mot Père, et qui ont conduit les destinées de tant de nations en Europe. Ils n'ont donc pu se laisser séduire par les théories vraies ou fausses qui s'appuyent sur ces relations de noms. Néanmoins, ils considèrent le pouvoir ou son représentant, non comme un vainqueur, comme un ennemi ayant un intérêt distinct, mais comme le résumé des intérêts de la société et la consécration politique la plus haute de la paternité. Tout pouvoir qui n'a pas ces caractères est à leurs yeux entaché d'illégitimité et inconciliable, par conséquent, avec le bien-être national. Quoique dans leur société actuelle, depuis longtemps désordonnée, l'autorité n'ait que des titres suspects, que de fois ne leur ai-je pas entendu dire à leurs princes, avant ou après quelque réclamation: «Nous venons nous plaindre à toi, parce que tu es notre père?»

      D'après les traditions, au contraire, la plupart de ces guerres auraient été provoquées par les subtilités des légistes et les abus de pouvoir des Empereurs ou des grands vassaux, par leurs attentats aux libertés communales et provinciales. Il est à croire que la nation eût péri par la conquête, si elle n'eût été protégée par l'aridité de ses frontières, la configuration de son territoire particulièrement favorable à la résistance, par son climat et par sa situation géographique à l'écart des routes suivies par les peuples conquérants. Elle eût également péri par l'anarchie ou par l'énervement qui succède à une période de despotisme et de corruption, si elle ne fût constamment revenue à ses institutions primordiales, et si son énergie n'eût été ravivée par ses guerres civiles mêmes et par les guerres étrangères d'autant plus fréquentes qu'elles semblent avoir été provoquées par un sentiment national exclusif, d'une susceptibilité d'autant plus continue que sa tradition et sa foi religieuse lui faisaient regarder comme ennemis permanents ses voisins, tous païens ou musulmans. Il est des nations qui se perdent par la guerre; il en est qui trouvent en elle un remède héroïque ou même une des conditions de leur durée; mais elles ne la font pas longtemps pour des idées politiques, toujours un peu abstraites; il leur faut des idées d'un ordre concret, accessibles à la fois aux intelligences les plus humbles comme les plus élevées. Les Éthiopiens ont eu la fortune de trouver dans leurs institutions à la fois domestiques et civiles un motif d'attachement invariable à une forme politique bien imparfaite, il est vrai, mais qui a eu du moins le mérite, de concert avec les idées religieuses, les seules d'un ordre abstrait qui puissent longtemps captiver l'affection d'un peuple, de tenir leur patriotisme en haleine depuis des siècles et de maintenir à peu près du moins leur cohésion nationale.

      Dans leur ordonnance sociale, les Éthiopiens semblent avoir eu pour préoccupation de restreindre l'autorité dans son étendue et dans son intensité, et d'attacher la responsabilité à toutes les fonctions. Plus la répartition des pouvoirs est grande, plus leur équilibre est facile, et moins la tyrannie a de chance de durée. Comme tous les pays, même ceux où les pouvoirs sont les plus répartis, l'Éthiopie a vu s'élever des despotes, mais ils n'ont pu étouffer les éclats de la conscience publique et briser complètement les résistances locales; quant aux petits tyrans, la commune les étreignait dans des limites trop étroites pour qu'ils devinssent longtemps dangereux. Les tyrannies les plus funestes sont celles qui s'exercent sur les grands espaces de territoire et sur un grand nombre d'hommes. Le tyran peut alors comploter à l'écart et surprendre d'autant plus, que ses coups partent de loin, et qu'ignorant l'effort qu'ils ont souvent coûté, les sujets s'exagèrent encore la puissance qui les frappe et achèvent ainsi de se dépouiller eux-mêmes du sentiment de leurs droits et de celui de leur propre importance. À en croire les traditions, les interrègnes, les guerres civiles et les périodes d'anarchie ont été promptement suivis de retours à l'ordre. Ces phénomènes seraient surprenants, n'était la considération que l'ordre et l'autorité sont surtout vivaces dans les pays régis par les us et coutumes, lesquels puisent leur sanction et leur force dans le culte des aïeux et dans la conscience publique formée en grande partie par les traditions. Le joug des lois décrétées et écrites est d'une nature immuable ou tout au moins peu mobile; celui des traditions de la conscience publique reste en rapport avec les mouvements de la vie sociale, s'adapte aux différentes conjonctures de temps, de lieu, dirige à la fois les mœurs et les lois, tend à maintenir l'harmonie entre elles et intéresse à leur maintien les sujets, qui sentent qu'ils en sont les gardiens intéressés et responsables. Comme tout ce qui procède des hommes, l'opinion publique erre quelquefois, et déplorablement, mais aussi, lorsqu'elle part de principes vrais, elle revient et se reforme d'elle-même au gré des progrès qui s'accomplissent, les lois qu'elle dicte restant comme soumises à une délibération perpétuelle.

      À leur avénement, les Atsés faisaient le serment de respecter les libertés de leur peuple et de se conformer aux usages des ancêtres. Cependant, comme nous l'avons dit, plusieurs d'entre eux, cédant aux entraînements du pouvoir, ont entrepris contre les droits de leurs sujets qu'ils ont cherché à soumettre à des règles d'obéissance uniformes, toujours commodes pour les autocrates. Ces entreprises ont donné lieu à des luttes sans nombre, à des guerres dont l'histoire est oubliée, et si, d'après ce que disent les Éthiopiens, leur famille impériale a réellement régné depuis l'époque de Salomon jusqu'au siècle dernier, il y a lieu de regretter profondément que l'histoire en soit perdue, ne fût-ce que pour les enseignements que nous aurait fournis cette lutte tant de fois séculaire entre l'autorité de la famille et de la commune et celle des Césars éthiopiens.

      La tradition éthiopienne prétend que, lors de sa visite à la cour de Judée, la reine de Saba conçut du roi Salomon un fils auquel elle donna le jour à son retour en Éthiopie. Lorsque ce fils, nommé Menilek, fut en âge, elle l'envoya auprès de son père. Celui-ci voulant s'assurer de l'identité de sa progéniture, descendit de son trône, y fit asseoir un de ses officiers et se tint parmi ses propres serviteurs. Le jeune Éthiopien était chargé par sa mère de remettre à Salomon un anneau qu'elle tenait de lui, et qui devait contribuer à le faire reconnaître. Il se prosterna tout d'abord devant l'officier assis sur le trône, mais ne pouvant démêler dans ses traits l'image paternelle que sa mère avait gravée dans sa mémoire, il parcourut des yeux les courtisans, reconnut Salomon malgré son déguisement, et, s'avançant vers lui sans hésitation, il lui présenta l'anneau.

      Les courtisans furent émerveillés. Salomon remonta sur son trône, bénit ce fils, le fit couvrir d'habits somptueux et se complut à le voir à sa cour, où il lui donna une fonction parmi ses serviteurs. Mais le jeune Éthiopien ressemblait tellement à Salomon, que le peuple de Judée s'y trompait. Le roi, redoutant les grandes qualités de son enfant et les effets de la popularité qu'il s'attirait chaque jour davantage, jugea bon de l'envoyer régner en Éthiopie et de lui donner pour compagnons les fils aînés d'un grand nombre de familles de marque de ses États, ainsi que des représentants de chacune des douze tribus d'Israël, afin de figurer et perpétuer en Éthiopie le royaume de Judée.

      Menilek désirant emporter un signe qui lui rappelât le pays de son père, s'entendit avec ses compagnons pour enlever du tabernacle les Tables de la Loi. Un vent impétueux, disent les Éthiopiens, vint en aide à ces pieux voleurs, en jetant le désordre et l'effroi parmi les habitants de la Judée, et un nuage enveloppa même les ravisseurs jusqu'au moment de leur arrivée à un port de la mer Rouge, d'où un flot propice les porta rapidement jusqu'en Éthiopie. Les lévites, gardiens du tabernacle, réussirent, dit-on, à cacher à leur peuple la soustraction des Tables Saintes qu'ils remplacèrent comme ils purent. De même que chez les Israélites, les Tables auraient toujours suivi le camp des Empereurs éthiopiens jusqu'à l'époque, de date incertaine


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