Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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de village, un village entier ou même un district, est d'une origine distincte de la population qui les entoure. Cette communauté, débris quelquefois d'une race lointaine ou disparue, du jour où elle a pris racine aux lieux où on la trouve, s'est conformée aux lois et manières d'être de ses nouveaux voisins, en tout ce qui est nécessaire pour la relier politiquement et civilement avec eux; mais comme pour ne point se dégrader en reniant complètement ses pères, elle a depuis des générations conservé précieusement quelques traits de leurs mœurs ou de leurs coutumes, qui témoignent de sa descendance. Les Éthiopiens ont une aversion instinctive pour l'uniformité civile ou administrative; ils la regardent comme un moyen et aussi un effet de la tyrannie. La configuration et la disposition de leur territoire, qui offre partout des points de résistance, et le manque de grandes routes semblent avoir servi à confirmer et à assurer leurs libertés locales, comme à empêcher la concentration permanente de la puissance impériale. C'est ainsi que ce peuple a pu durer jusqu'à ce jour, car la centralisation du pouvoir d'une nation prépare et facilite son asservissement ou sa conquête. Les montagnes, les accidents de terrain, les arbres et jusqu'aux buissons, tempèrent, disent les Éthiopiens, l'effort des vents. Ils disent encore qu'il est aussi injuste et aussi insensé de vouloir assimiler toutes les parties d'un empire, que d'exiger des serviteurs d'une même maison qu'ils se dépouillent de leur physionomie et de leur caractère personnel, pour prendre une physionomie et une manière d'être uniformes; ils prétendent que le maître est alors moins bien servi, et ils traitent de renégat la communauté ou le serviteur qui se prête à ces assimilations despotiques.

      Faisant la part des restrictions résultant de cet état de choses, suivons le pourtour de l'ancien Empire d'Éthiopie, en partant de la mer Rouge et marchant du nord vers les contrées du sud, de Badour ou Hakike, petit port au S. de Saouakin, jusqu'à Zoulla, près l'antique Adoulis; la côte est peuplée par les Tigrès, qui, sous le nom de Natabs, Hababs, Kacys, etc., forment diverses tribus de Sémites, dont la très-grande majorité a adopté l'Islamisme. Ces peuplades, devenues indépendantes au fur et à mesure de la décadence de l'Empire, forment entre elles une espèce de ligue et ne payent tribut qu'éventuellement aux gouverneurs éthiopiens du deuga dont les demandes deviennent par trop pressantes. À l'ouest du Tigré, et entre le deuga et la mer, sont les diverses tribus Sahos, vivant le plus souvent à l'état nomade à l'est de la crête de montagne ou plutôt de deuga qui court parallèlement à la côte; quelques-unes d'entre elles paissent annuellement leurs troupeaux sur le rebord ouest du deuga, chez les Akala-Gouzaï; ils payent alors tribut à la fois aux autorités du Tigré et à celles du Tegraïe. Au sud de ces tribus, se trouve le peuple Afar, dont on nomme plus de cent cinquante tribus, appelées jadis Maras, ou tribus par excellence; elles sont aujourd'hui nommées Taltals par les Tegraïens, et Danakils par les Arabes, qui, comme beaucoup d'Européens, donnent à la confédération entière le nom d'une tribu aujourd'hui insignifiante. Les Afars habitent un vaste koualla borné d'un côté par la mer, depuis Makannélé jusqu'aux environs de Toudjourrah, et de l'autre par le contour du deuga qui, dans les environs de Atsbi-Dara en Tegraïe, s'élève, dit-on, dans le mont Doa, jusqu'au delà de la limite des neiges perpétuelles, ce qui, de ce côté, formerait le point culminant de l'Afrique orientale. Les Afars qui habitent la côte sont musulmans zélés; vers l'intérieur, ils sont plus tièdes, et quelques-unes de leurs tribus sont même restées païennes ou mi-chrétiennes; aucun Afar n'a adopté, comme les Sahos d'Aliténa, le Christianisme. Il ne sera pas ici question des Somals ni des habitants d'Adar ou Harar, qui sont probablement de race gouragué, quoique les uns et les autres portent la toge. Il suffit de marcher vers l'Est, dans les profondeurs du pays Afar, qui occupe ces kouallas, pour rencontrer l'Anazo et d'autres rivières qui disparaissent, dit-on, dans les sables, ainsi que le puissant cours de l'Aouache, qui s'épanouit en lac et perd ainsi son caractère de rivière, avant d'atteindre le rivage de l'Océan. C'est sur les bords de l'Aouache que les Ilmormas, dits Gallas par les étrangers, ont pris naissance; leur langue, comme celle des Sahos, se rattache évidemment à l'idiome afar. Cédant à l'impulsion mystérieuse, mais incontestée, qu'un peuple reçoit du mélange d'un sang étranger, les Ilmormas se répandirent de tous les côtés, en envahissant les peuplades voisines, plus vieilles et par conséquent moins énergiques; ils se sont ainsi infiltrés entre les nations voisines qu'ils ont détruites ou refoulées. Les Somals seuls paraissent avoir échappé à leur invasion, et dans l'absence du tout voyage à l'Est du pays Gouragué, il est difficile d'affirmer la position de l'ancienne frontière de ce côté-là. Ce dernier peuple, qui parle un idiome quelque peu voisin de l'amarigna, occupe un des deugas les plus étendus de l'Éthiopie. Le Gouragué est le plus beau, le plus courageux et peut-être le plus indépendant des Africains orientaux; les constitutions politiques si remarquables qu'on attribue à ces huit ou neuf confédérations, allient bien leur sauvage liberté à leur dignité de chrétien. Il est probable que les Gouragués ont été jadis sujets des Empereurs, et le caractère de visage des membres de la famille impériale rappelle, du reste, le type gouragué. Au delà de ces peuplades, on en trouve d'autres qui sont indépendantes, sous le nom de Tambaros, réunies en monarchies dans le pays de Cambat, et que la tradition, d'accord cette fois avec l'histoire locale, faisait obéir autrefois au souverain d'Aksoum. Les Walaytsas, Gobos et Koullos actuels faisaient partie de l'ancienne province de Dawaro, plus compacte probablement et surtout plus étendue que les principautés actuelles, où l'on parle un idiome à part, et où les petites principautés paraissent s'être divisées par les incursions incessantes des Ilmormas. On ignore si les Touftés et les Yemmas et autres tribus dites Djandjéros obéissaient, dans leurs localités actuelles, à l'ancien Empire qui nous occupe. D'après la tradition, le deuga du Kafa, si remarquable par sa végétation tropicale et par l'indolence de ses habitants, n'a jamais appartenu à l'Empire; mais il faut y comprendre comme frontière la grande forêt qui s'étend du Kafa jusqu'au deuga du Guéra, la plus haute terre du Gouma, le pays Chinacha-Dafilo, et toutes ces pentes terminées d'ailleurs abruptement du côté du koualla qui relie la haute terre du Damote à la plaine basse, où coule le grand bras oriental du fleuve Blanc. Peut-être est-il plus probable que ces pentes ont toujours été, comme aujourd'hui, à l'état de hernes frontières; peut-être faut-il, en remontant vers le nord, prendre comme limite la rivière Did-essa, dont le vrai cours embarrasse les géographes. Toutefois, ce qui milite contre cette opinion, c'est le fait bien constaté que le Sennaar appartenait aussi aux Empereurs, car pendant la saison pluvieuse ils envoyaient leurs mules de selle hiverner dans cette province. Puisque nous avons nommé ces rivières, disons aussi que l'invasion ilmorma paraît avoir refoulé dans leurs kouallas les Simitchos, qui parlent une langue très-voisine de celle d'Afillo, les Konfals, dont on ne connaît guère que le nom, les Kotelets, dont l'origine et les affinités sont inconnues, et peut-être les Tokquerouris, qui sont une vraie pierre d'achoppement pour l'ethnographie éthiopienne. Toutes les nations ci-dessus mentionnées sont de race rouge; mais sur la rive droite de l'Abbaïe, et bornés à l'Est par les hernes des Aouawas ou Agaws, vivent les Gouinzas, qui sont de véritables nègres. Sur la rive gauche de la même rivière, sont les Négayas, qui, bien que nègres aussi, sont peut-être complètement distincts de ceux qui viennent d'être nommés. Les Guinjars ou habitants de la Nubie, d'origine arabe et parlant encore un arabe corrompu, étaient autrefois, comme partiellement encore aujourd'hui, tributaires des chefs des deugas éthiopiens. En suivant vers l'Orient les hernes de l'Armatcho, en traversant la rivière Gouangué ou Atbara, les cours d'eau du Walhaÿt, qui finissent au Takkazé, on arrive chez ces tribus curieuses, qui, nègres pour les uns et rouges pour les autres, se divisent en Naras, Barias, Marias, noms qui représentent autant de peuplades indépendantes que de langues. Du reste, chacune des peuplades mentionnées dans cette énumération a une langue tout-à-fait distincte; il en est de même des Bidjas et Beni-Amer, qui ont obéi au roi d'Aksoum jusqu'au jour où le fanatisme musulman fit massacrer à Saouakin la grande caravane de chrétiens éthiopiens qui se rendait à Jérusalem. Les Bidjas sont les voisins des Tigrés, et on arrive ainsi au point d'où nous sommes partis. Dans l'intérieur de la vaste enceinte qui vient d'être tracée, vivent des restes de nations antiques, qui conservent encore des langues et même des religions distinctes, car, comme il a été dit plus haut, le travail de fusion qui plaît tant en Europe semble n'avoir jamais été du goût des Éthiopiens. Ainsi l'on trouve les Asguidés qui parlent encore le guez ou langue sacrée, qu'on ne parle plus sur le haut deuga; les Bilènes, identiques peut-être avec les


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