Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie


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dans des formes de costume invariables, et, dans cet ordre d'idées, de même qu'en Grèce et à Rome, leur costume, sans s'écarter complètement des grandes règles de l'esthétique, a l'avantage de se prêter aussi à cette inquiétude, à ces tâtonnements incessants de l'esprit humain, toujours à la recherche de la perfection.

      Plus qu'ailleurs peut-être, en Éthiopie, les habitudes physiques et les tendances morales de l'homme se jugent d'après sa manière de porter ses vêtements: l'initiative en ce genre laissée à chacun concourt puissamment à développer le sentiment des formes et influe sur les manières et jusque sur le langage. On est frappé surtout de la dignité des assemblées; et, quand on est assez familiarisé avec la langue des Éthiopiens pour en apprécier les beautés, on est émerveillé quelquefois de l'élévation de leurs vues, de la convenance, de la mesure et des habiletés de langage qu'ils déploient naturellement.

       Table des matières

      APERÇU GÉOGRAPHIQUE, ETHNOLOGIQUE ET HISTORIQUE. L'ANCIEN EMPIRE.

      Les pluies hivernales avaient atteint leur plus grande intensité; il pleuvait quelquefois sans interruption pendant des journées entières, et le tonnerre grondait fréquemment. Un matin, le Lik Atskou vint m'annoncer que l'Atsé ou Empereur le faisait prier de m'engager à me rendre auprès de lui, pour donner mes soins à sa femme dangereusement malade, disait-il. Pour faire plaisir au Lik Atskou, je me rendis avec lui au palais.

      Ce palais, bâti par des Portugais, il y a environ deux siècles, est situé au milieu de quartiers en ruine. Il consiste en une agglomération de bâtiments sans symétrie, terminés les uns en plates-formes bordées de créneaux, les autres en dômes ou en voûtes; autour, règne une enceinte spacieuse et irrégulière formée par une muraille crénelée, à marchepied, à meurtrières et tourelée de distance en distance; le bâtiment principal a pour façade une grosse et haute tour carrée, qui domine tout cet assemblage. De la salle de banquet et d'audience solennelle, il ne reste plus qu'un pan du mur de pignon, au milieu duquel la baie cintrée de la haute porte d'entrée se découpe sur le ciel. Les salles de bains, les étuves sont défoncées; les chambres des femmes n'abritent plus que les oiseaux de nuit; la trésorerie, le garde-meuble, les cuisines, les écuries, les appartements où les Empereurs se retiraient, dit-on, avec leurs familliers pour se reposer de la rigide étiquette de la cour, tout est inhabitable, et personne dans le pays n'était capable même de fabriquer la chaux pour réparer les dégâts causés par le temps. Une ancienne prison et la grande salle où se tenait le plaid impérial sont les seules parties bien conservées. Un vieillard de Gondar disait, en me racontant des anecdotes sur les Empereurs:

      Dieu veut qu'au milieu de ces débris, la prison et la salle des plaids restent debout, pour témoigner contre les violences iniques de notre Famille impériale.

      Les indigènes, quoique habitués aux aspects grandioses et austères de leur pays, s'arrêtent devant cette demeure avec un sentiment de mélancolie respectueuse; quant à l'Européen, il est surpris agréablement comme par une image de la patrie, mais bientôt, il cède aussi à la tristesse, en considérant ce palais mutilé, hautain encore, au milieu des humbles maisons de Gondar, comme un vétéran déguenillé, prêt à raconter aux enfants les guerres d'autrefois.

      Le Lik Atskou s'arrêta sur le palier d'un large escalier extérieur; un enfant demi-nu nous ouvrit la grande porte d'une espèce de corps-de-garde, d'où il nous introduisit dans la salle des plaids, vaste pièce rectangulaire et dénudée, à l'extrémité de laquelle était accroupi sur un lit à baldaquin l'Atsé ou Empereur: Sahala Dinguil. Le Lik Atskou salua comme s'il se fût présenté devant le plus magnifique des Rois, et l'on nous fit asseoir par terre, sur un lambeau de natte.

      Sahala Dinguil, vieillard d'environ soixante-dix ans, avait le teint coloré et presque aussi clair que celui d'un Européen, la chevelure crépue et blanche comme la neige, le front haut, uni, l'œil vif, la figure pleine et imberbe; toute sa personne un peu vulgaire était empreinte d'une jovialité sensuelle. Il trônait en toute sérénité sur un bois de lit indien, portant encore les restes d'une riche marqueterie en ivoire et en nacre; un tapis turc, râpé et trop étroit, laissait à découvert une partie des fonçailles. Quatre petits pages en haillons, un eunuque difforme et deux vieillards se tenaient immobiles et les yeux baissés de chaque côté du pauvre trône.

      On me demanda quelque remède panchymagogue, quelque panacée infaillible, pour la femme de Sa Majesté, la mère de son héritier, son âme, sa vie, ajouta-t-on; mais on me décrivit la maladie en termes tellement discrets et vagues, que je dis que je ne prescrirais qu'après avoir vu la malade. Là-dessus, on se consulta d'un air mystérieux, et je fus confié à l'eunuque, qui m'introduisit seul dans le harem impérial. Il est de ces mots pleins d'enchantements pour un jeune homme et pleins de désillusions aussi. Je trouvai, couchée à côté d'un brasier ébréché, en terre cuite, une femme d'un âge mur, d'une corpulence formidable et d'une figure commune; son genre de maladie était à l'avenant: l'excès de nourriture l'avait réduite où elle en était. J'assurai à l'Empereur qu'elle guérirait sous peu, à condition d'observer un régime sévère.

      En regagnant notre logis, le Lik Atskou s'égaya fort à la description de la maladie et de la personne de l'auguste patiente, qu'il n'avait jamais été admis à voir. Il me pria néanmoins de ne rien épargner pour la guérir; les ancêtres de la Famille impériale avaient toujours été, disait-il, généreux et bons envers les étrangers. Je songeai qu'effectivement, ils s'étaient montrés tels envers l'écossais Jacques Bruce, et pendant plus d'une semaine, deux fois le jour, malgré les pluies, j'allai exactement au palais. Ma grosse cliente se rétablissait à vue d'œil. L'Atsé me fit sonder relativement à mes honoraires: je refusai d'en recevoir; il feignit de croire sa dignité offensée et saisit la première occasion de rompre avec moi. La convalescente ne se soumettait qu'imparfaitement au régime prescrit. Un matin, je la trouvai plus souffrante, elle m'avoua avoir bu de l'eau-de-vie; je lui déclarai que je ne la reverrais que sur une nouvelle invitation de l'Empereur; et je ne fus pas rappelé.

      Ce dénoûment était fort à ma convenance. Si la malade n'était pas radicalement guérie, ma médication expectante avait du moins écarté le danger et le public m'attribuait tous les honneurs de la guérison. J'avais d'ailleurs perdu le goût de faire le médicastre. Lorsque je devais entrer chez la malade ou la quitter, me présenter devant son Empereur ou me retirer, enfin, dès que je paraissais au palais, les quelques valets enhaillonnés, qui passaient leur temps à muser aux portes, prenaient des airs compassés, solennels, et j'avais à subir toutes les simagrées de l'étiquette de l'ancienne cour des Empereurs d'Éthiopie. Les premiers jours, cette mise en scène bouffonne m'avait fait pitié; mais sa répétition quotidienne m'était devenue désagréable. Plus tard, m'étant initié à la langue, aux coutumes et aux traditions, je regrettai de ne m'être pas montré plus patient à l'égard de ces débris d'une famille de princes tombée, dit-on, d'une hauteur de 28 siècles. Mais avant de parler de cette famille impériale qui, chaque jour, comme une statue renversée de son piédestal, s'enlize davantage dans la poussière des temps, il convient de donner une idée de la base géographique sur laquelle, debout de générations en générations, elle a su, pendant que surgissaient et s'abîmaient tour à tour la plupart des dynasties souveraines du monde, diriger l'histoire de tant de peuples de l'Afrique orientale et de l'Arabie.

      On s'est habitué, en Europe, à donner le nom d'Abyssinie à la portion indéfinie de l'Afrique orientale qui nous occupe, et sur laquelle, de toute antiquité, et même aujourd'hui, plane le nom primitif d'Éthiopie.

      Les indigènes savent que les musulmans nomment leur pays el Habech, mais s'ils tolèrent ce nom dans la bouche des étrangers, c'est par courtoisie ou par pitié pour leur ignorance; eux-mêmes, pour la plupart, ne connaissent pas l'étymologie du mot Habech, mais ils sentent qu'elle est injurieuse pour eux. En effet, Habech, en arabe, s'emploie pour qualifier un ramassis de familles d'origines diverses ou bien de généalogie inconnue ou altérée; et parmi les races sémitiques,


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