Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie. Arnauld d' Abbadie
des scorpions, d'autres insectes venimeux, ainsi que des variétés nombreuses de reptiles, depuis le boa jusqu'à un serpent gros comme le doigt, long d'une coudée à peine, dont la morsure cause la mort la plus rapide. Le bœuf est de petite taille, grêle, vif, d'un pelage fin, court et ordinairement clair. La vache donne très-peu de lait; en revanche, les troupeaux de chèvres s'accroissent rapidement, malgré les larcins fréquents des panthères, qui pullulent dans les anfractuosités des rochers. L'âne est la seule bête de somme; il est plus petit que sur les deugas, plus sobre, plus agile, son poil fin et court est mi-partie gris souris et ventre de biche.
Le cheval ne se reproduit que très-rarement dans les kouallas d'altitude mitoyenne et se reproduit quelquefois dans les kouallas les plus bas et les plus chauds dits beurha. Les hommes riches des bas pays l'importent souvent des deugas pour leur usage à la guerre; ils le choisissent de petite taille, le plus ardent possible, souvent même emporté, car son séjour en koualla, fait tomber sa fougue et le guérit ordinairement de l'habitude de prendre le mors aux dents. Son poil devient plus fin, sa robe plus soyeuse, son embonpoint disparaît; il vit moins longtemps, et, dans plusieurs kouallas d'altitude mitoyenne, il n'échappe que rarement à une maladie mortelle, ressemblant au farcin, mal dont il guérit si on l'envoie dans les pâturages d'un deuga élevé. Les indigènes assurent qu'on peut le soustraire à cette maladie, en l'empêchant de paître dans les kouallas où poussent une petite herbe garnie de longues épines et bien connue des cavaliers; ce qui semblerait donner raison à leur observation, c'est que cette herbe n'existe pas dans les kouallas dits beurha, et que les chevaux n'y sont point frappés de la maladie en question.
Les animaux sauvages, tels que les grandes et les petites antilopes, la gazelle et tous ses congénères, abondent. Les sangliers de taille moindre que ceux des deugas se multiplient étonnamment, quoique de nombreux lions en fassent leur proie habituelle: les hyènes et les chacals sont d'une férocité plus grande. Dans les kouallas les plus bas, dits beurha, on rencontre le buffle, le rhinocéros, l'éléphant, la girafe, l'autruche, l'onagre, l'hippopotame, le crocodile et bien d'autres animaux malfaisants. Ces quartiers sont souvent égayés par des bandes de grands singes cynocéphales, mis en fuite par la fronde des gardiens des plantations; ils s'arrêtent hors portée, s'entre-pillent les fruits de leurs larcins, cachés dans leurs joues, et regardant malicieusement le champ qu'ils ont dévasté, se réjouissent en cris et en gambades, pendant que les vieux de la bande, les stratéges, ont l'air de prendre gravement leurs mesures pour un nouveau plan de maraude.
Cette distribution de l'Éthiopie en deugas et kouallas, jointe à la périodicité de ses pluies, donne au régime de ses eaux un caractère spécial. Ailleurs, les cours d'eau arrosent et fertilisent; en Éthiopie, ils semblent distribués comme d'après un vaste système d'égouttement des terres ou drainage, et n'arrosant que leur lit, ils vont porter la fécondité aux terres de la Nubie et de l'Égypte, qui, sans ces cours d'eau, ne seraient qu'un désert aride. L'hiver, les cours d'eau des kouallas, augmentés de tous côtés par le regorgement des eaux pluviales des deugas, deviennent torrentueux, mais pendant l'été et l'automne, il ne reste que des lits quelquefois complètement desséchés; les sources sont rares, peu abondantes, de longs espaces en sont dépourvus. D'autre part, les kouallas qui ont des cours d'eau continus, un peu volumineux, sont frappés d'insalubrité. Les djins, disent les indigènes, veillent sur leurs bords pour frapper de fièvres pernicieuses ou typhoïdes, trop souvent mortelles, ceux que la fatigue, la fraîcheur et l'ombre convient à s'y livrer au repos. Les kouallas, même salubres, deviennent malsains lorsque les premières pluies de l'hiver humectent les terres altérées, et lorsque le soleil du printemps les dessèche de nouveau. Le séjour en deuga passe, au contraire, pour être toujours sain.
Du reste, même en Éthiopie, les termes deuga et koualla sont relatifs; telle contrée basse est quelquefois nommée deuga par ses voisins qui habitent un koualla plus profond encore, comme tel district deuga, sis à une altitude de plus de 2,000 mètres, est traité de koualla par ses voisins qui vivent sur des terres d'une altitude plus grande.
Réduit à sa dernière expression, le deuga est un plateau borné par des précipices dont l'escarpement est souvent tel, qu'on peut s'asseoir sur le bord, les jambes pendantes dans le vide, comme si l'on occupait la margelle d'un puits. On trouve quelquefois, dressé abruptement au milieu d'un koualla, un deuga de la plus petite échelle, rendu inabordable par la main de l'homme; ce deuga en miniature devient un mont-fort, forteresse naturelle, dont les hill-forts de l'Inde ou la forteresse de Kœnigstein, en Saxe, donnera l'idée exacte. Quelques-uns de ces mont-forts, hauts de plusieurs centaines de mètres, ont comme la forteresse de Kœnigstein, un sommet assez étendu, des sources et des terres arables suffisantes pour nourrir une bonne garnison; aussi les rebelles et les ambitieux ne négligent-ils rien pour se procurer ces forteresses, dont la plupart sont inexpugnables pour les troupes éthiopiennes. Après avoir grimpé le long d'un sentier raide, étroit et tortueux, il faut quelquefois se faire hisser par une corde pour arriver à la plaine du sommet; les débouchés de ces sentiers sont ordinairement garnis de blocs de pierre, retenus par des courroies qu'il suffit de couper pour écraser les assaillants. Quelques mont-forts, dépourvus de sources ou de terres arables, ne servent que comme lieu de retraite passagère. Les principaux mont-forts de l'Éthiopie sont dans l'Enderta, le Lasta, l'Idjou, le Samen, le Tagadé, le Wolkaïte, le Dambya, le Wadla, le Wara-Himano, le Gojam. Parmi les plus petits, on peut citer celui de Wohéni, près de Gondar, espèce de colonne carrée et gigantesque, haute de trois cents mètres; son sommet étroit servait de prison pour les membres de la famille impériale que la jalousie ombrageuse du souverain y maintenait somptueusement pendant toute leur vie. Dans des proportions plus restreintes encore, ces curieux accidents de terrain ne forment plus que des obélisques naturels, comme le mont Chamo, en Begamdir, et l'on peut supposer que le souvenir de ces aiguilles naturelles ait inspiré aux Égyptiens l'idée de leurs obélisques, s'il est vrai, comme le rapportent les anciens et comme le dit encore la tradition, que l'Égypte ait été peuplée par des émigrants de la Haute-Éthiopie.
Après cet aperçu de la configuration du pays, j'essaierai, en suivant les données géographiques recueillies par mon frère, d'en indiquer les frontières. Cette tâche est d'autant plus difficile, que les cartes et les renseignements à cet égard manquent, et que les traditions sont vagues et malaisées à contrôler; aussi, en cherchant à délimiter le vieil empire d'Éthiopie, j'ai plutôt l'ambition de provoquer des études à faire, que de bien donner les noms et les directions des lignes de frontières, avec la précision que demande la science en Europe. Ce qui excusera d'ailleurs le vague de la délinéation qui va suivre, c'est l'usage des peuples africains de terminer un pays par une frontière indéfinie, mobile, élastique. Un des caractères les plus communs à ces peuples est de chercher l'isolement; ils semblent redouter de confiner de près avec une nation quelconque, et s'en séparent au moyen de larges frontières formées par des hernes ou terres abandonnées, dont le seul roi est la force, suivant l'expression des indigènes; si leur puissance s'accroît, ils étendent la culture sur la lisière de ces hernes, ravagent et dépeuplent la lisière opposée, poussant ainsi, pour s'agrandir, le désert devant eux. Les nations voisines usent de représailles, et selon les fluctuations de ces guerres, qui ne finissent quelquefois que longtemps après l'extinction des générations qui les ont commencées, la ligne frontière proprement dite se déplace continuellement; enfin, la guerre, mal sporadique en Europe, étant endémique sur le continent africain, il en résulte naturellement que les frontières des États sont toujours en état d'expansion ou de rétrécissement. En Éthiopie, les limites indiquées par la nature sont insuffisantes à comprimer ce double mouvement. Il n'y a pas encore quinze années que les hernes produites par les guerres s'étendaient sur l'un et l'autre versant de la chaîne à l'ouest de Moussawa, occupée par les Akala-Gonzaï. La rivière Béchelo, et même l'Abbaïe ou fleuve Bleu, n'empêchent point les adversaires de l'un et l'autre bord de chercher à s'étendre en faisant le désert au delà de l'un ou de l'autre bord de ces rivières. Il importe aussi de ne point perdre de vue qu'en Éthiopie, la population étant moins dense qu'en Europe, ses déplacements, par suite de famine, de guerre ou pour d'autres motifs, sont bien plus fréquents. Le sentiment patriotique de l'Européen tient plus du sol, celui de l'Éthiopien, de la race; et si, en Europe, on a pu dire qu'on emportait la patrie à la semelle de ses chaussures,