Le roman d'un jeune homme pauvre. Feuillet Octave
A la suite de ces crises, il était rare que mon père ne courût pas acheter quelques beau bijou que ma mère trouvait sous sa serviette en se mettant à table, et qu'elle ne portait jamais. Un jour, elle reçut de Paris, au milieu de l'hiver, une grande caisse pleine de fleurs précieuses: elle remercia mon père avec effusion; mais, dès qu'il fut sorti de sa chambre, je la vis hausser légèrement les épaules et lever vers le ciel un regard d'incurable désespoir.
Pendant mon enfance et ma première jeunesse, j'avais eu pour mon père beaucoup de respect, mais assez peu d'affection. Dans le cours de cette période, en effet, je ne connaissais que le côté sombre de son caractère, le seul qui se révélât dans la vie intérieure, pour laquelle mon père n'était point fait. Plus tard, quand mon âge me permit de l'accompagner dans le monde, je fus surpris et ravi de découvrir en lui un homme que je n'avais pas même soupçonné. Il semblait qu'il se sentît, dans l'enceinte de notre vieux château de famille, sous le poids de quelque enchantement fatal: à peine hors des portes, je voyais son front s'éclaircir, sa poitrine se dilater; il rajeunissait. "Allons! Maxime, criait-il, un temps de galop!" Et nous dévorions gaiement l'espace. Il avait alors des cris de joie juvénile, des enthousiasmes, des fantaisies d'esprit, des effusions de sentiment qui charmaient mon jeune coeur, et dont j'aurais voulu seulement pouvoir rapporter quelque chose à ma pauvre mère, oubliée dans son coin. Je commençai alors à aimer mon père, et ma tendresse pour lui s'accrut même d'une véritable admiration quand je pus le voir, dans toutes les solennités de la vie mondaine, chasses, courses, bals, dîners, développer les qualités sympathiques de sa brillante nature. Ecuyer admirable, causeur éblouissant, beau joueur, coeur intrépide, main ouverte, je le regardais comme un type achevé de grâce virile et de noblesse chevaleresque. Il s'appelait lui-même, en souriant avec une sorte d'amertume, le dernier gentilhomme.
Tel était mon père dans le monde; mais, aussitôt rentré au logis, nous n'avions plus sous les yeux, ma mère et moi, qu'un vieillard inquiet, morose et violent.
Les emportements de mon père vis-à-vis d'une créature aussi douce, aussi délicate que l'était ma mère, m'auraient assurément révolté, s'ils n'avaient été suivis de ces vifs retours de tendresse et de ces redoublements d'attentions dont j'ai parlé. Justifié à mes yeux par ces témoignages de repentir, mon père ne me paraissait plus qu'un homme naturellement bon et sensible, mais jeté quelquefois hors de lui-même par une résistance opiniâtre et systématique à tous ses goûts et à toutes ses prédilections. Je croyais ma mère atteinte d'une affection nerveuse, d'une sorte de maladie noire. Mon père me le donnait à entendre, bien qu'observant toujours sur ce sujet une réserve que je jugeais trop légitime.
Les sentiments de ma mère à l'égard de mon père me semblaient d'une nature indéfinissable. Les regards qu'elle attachait sur lui paraissaient s'enflammer quelquefois d'une étrange expression de sévérité; mais ce n'était qu'un éclair, et l'instant d'après ses beaux yeux humides et son visage inaltéré ne lui témoignaient plus qu'un dévouement attendri et une soumission passionnée.
Ma mère avait été mariée à quinze ans, et je touchais ma vingt-deuxième année, quand ma soeur, ma pauvre Hélène, vint au monde. Peu de temps après sa naissance, mon père, sortant un matin, le front soucieux, de la chambre où ma mère languissait, me fit signe de le suivre dans le jardin. Après deux ou trois tours faits en silence:
— Votre mère, Maxime, me dit-il, devient de plus en plus bizarre!
— Elle est si souffrante, mon père!
— Oui, sans doute; mais elle a une fantaisie bien singulière : elle désire que vous fassiez votre droit.
— Mon droit! Comment ma mère veut-elle qu'à mon âge, avec ma naissance et dans ma situation, j'aille me traîner sur les bancs d'une école? Ce serait ridicule!
— C'est mon opinion, dit sèchement mon père; mais votre mère est malade, et tout est dit.
J'étais alors un fat, très enflé de mon nom, de ma jeune importance et de mes petits succès de salon; mais j'avais le coeur sain, j'adorais ma mère, avec laquelle j'avais vécu pendant vingt ans dans la plus étroite intimité qui puisse unir deux âmes en ce monde: je courus l'assurer de mon obéissance; elle me remercia en inclinant le tête avec un triste sourire, et me fit embrasser ma soeur endormie sur ses genoux.
Nous demeurions à une demi-lieue de Grenoble; je pus donc suivre un cours de droit sans quitter le logis paternel. Ma mère se faisait rendre compte jour par jour du progrès de mes études avec un intérêt si persévérant, si passionné, que j'en vins à me demander s'il n'y avait pas au fond de cette préoccupation extraordinaire quelque chose de plus qu'une fantaisie maladive: si, par hasard, la répugnance et le dédain de mon père pour le côté positif et ennuyeux de la vie n'avaient pas introduit dans notre fortune quelque secret désordre que la connaissance du droit et l'habitude des affaires devraient, suivant les espérances de ma mère, permettre à son fils de réparer. Je ne pus cependant m'arrêter à cette pensée: je me souvenais, à la vérité, d'avoir entendu mon père se plaindre amèrement des désastres que notre fortune avait subis à l'époque révolutionnaire, mais dès longtemps ces plaintes avaient cessé, et en tout temps d'ailleurs je n'avais pu m'empêcher de les trouver assez injustes, notre situation de fortune me paraissant des plus satisfaisantes. Nous habitions en effet auprès de Grenoble le château héréditaire de notre famille, qui était cité dans le pays pour son grand air seigneurial. Il nous arrivait souvent, à mon père et à moi, de chasser tout un jour sans sortir de nos terres ou de nos bois. Nos écuries étaient monumentales, et toujours peuplées de chevaux de prix qui étaient la passion et l'orgueil de mon père. Nous avions de plus à Paris, sur le boulevard des Capucines, un bel hôtel où un pied-à-terre confortable nous était réservé. Enfin, dans la tenue habituelle de notre maison, rien ne pouvait trahir l'ombre de la gêne ou de l'expédient. Notre table même était toujours servie avec une délicatesse particulière et raffinée à laquelle mon père attachait du prix.
La santé de ma mère cependant déclinait sur une pente à peine sensible, mais continue. Il arriva un temps où ce caractère angélique s'altéra. Cette bouche, qui n'avait jamais eu que de douces paroles, en ma présence du moins, devint amère et agressive; chacun de mes pas hors du château fut l'objet d'un commentaire ironique. Mon père, qui n'était pas plus épargné que moi, supportait ces attaques avec une patience qui de sa part me paraissait méritoire; mais il prit l'habitude de vivre plus que jamais hors de chez lui, éprouvant, me disait-il, le besoin de se distraire, de s'étourdir sans cesse. Il m'engageait toujours à l'accompagner; et trouvait dans mon amour du plaisir, dans l'ardeur impatiente de mon âge, et, pour dire tout, dans la lâcheté de mon coeur, une trop facile obéissance.
Un jour du mois de septembre 185., des courses dans lesquelles mon père avait engagé plusieurs chevaux devaient avoir lieu sur un emplacement situé à quelque distance du château. Nous étions partis de grand matin, mon père et moi, et nous avions déjeuné sur le théâtre de la course. Vers le milieu de la journée, comme je galopais sur la lisière de l'hippodrome pour suivre de plus près les péripéties de la lutte, je fus rejoint tout à coup par un de nos domestiques, qui me cherchait, me dit-il, depuis plus d'une demi-heure: il ajouta que mon père était déjà retourné au château, où ma mère l'avait fait appeler, et où il me priait de le suivre sans retard.
— Mais qu'y a-t-il, au nom du ciel?
— Je crois que madame est plus mal, me répondit cet homme.
Et je partis comme un fou.
En arrivant, je vis ma soeur qui jouait sur la pelouse, au milieu de la grande coeur silencieuse et déserte. Elle accourut au-devant de moi, comme je descendais de cheval, et me dit en m'embrassant, avec un air de mystère affairé et presque joyeux:
— Le curé est venu!
Je n'apercevais portant dans la maison aucune animation extraordinaire, aucun signe de désordre ou d'alarme. Je gravis l'escalier à la hâte, et je traversai le boudoir qui communiquait à la chambre de ma mère, quand la porte s'ouvrit doucement: mon père parut. Je m'arrêtai devant lui; il était très pâle, et ses lèvres tremblaient.