Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy


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de la terreur, et lorsque les jacobins avaient fait tomber toute leur fureur sur la ville de Lyon, dont ils avaient juré la ruine, les beaux édifices qui ornaient la place Belcour avaient été rasés de fond en comble, et le hideux cul-de-jatte Couthon y avait le premier porté le marteau, à la tête de la plus vile canaille des clubs. Le premier consul détestait les jacobins, qui, de leur côté, le haïssaient et le craignaient, et son soin le plus constant était de détruire leur ouvrage, ou, pour mieux dire, de relever les ruines dont ils avaient couvert la France. Il crut donc, et avec raison, ne pouvoir mieux répondre à l'affection des Lyonnais qu'en encourageant de tout son pouvoir la reconstruction des bâtimens de la place Belcour, et, avant son départ, il en posa lui-même la première pierre. La ville de Dijon ne fit pas au premier consul une réception moins brillante.

      Entre Villeneuve-le-Roi et Sens, à la descente du pont de Montereau, les huit chevaux, lancés au grand galop, emportant rapidement la voiture (déjà le premier consul voyageait en roi), l'écrou d'une des roues de devant se détacha. Les habitans qui bordaient la route, témoins de cet accident, et prévoyant ce qui allait en résulter, crièrent de toutes leurs forces aux postillons d'arrêter; mais ceux-ci n'en purent venir à bout. La voiture versa donc rudement. Le premier consul n'eut aucun mal; le général Berthier eut le visage légèrement égratigné par les glaces, qui s'étaient brisées; deux valets de pied, qui étaient sur le siège, furent violemment jetés au loin et blessés assez grièvement. Le premier consul sortit, ou plutôt il fut hissé par une des portières; du reste cet accident ne l'arrêta pas: il remonta sur-le-champ dans une autre voiture, et arriva à Paris sans autre mésaventure. Le 2 juillet, dans la nuit, il descendit aux Tuileries, et dès que, le lendemain, la nouvelle de son retour eut circulé dans Paris, la population tout entière remplit les cours et le jardin. On se pressait sous les fenêtres du pavillon de Flore, dans l'espérance d'entrevoir le sauveur de la France, le libérateur de l'Italie. Le soir il n'y eut ni riche ni pauvre qui ne s'empressât d'illuminer sa maison ou son grenier.

      Ce fut peu de temps après son arrivée à Paris que le premier consul apprit la mort du général Kléber. Le poignard de Suleyman avait immolé ce grand capitaine le même jour que le canon de Marengo abattait un autre héros de l'armée d'Égypte. Cet assassinat causa la plus vive douleur au premier consul. J'en ai été témoin, et je puis l'affirmer; et pourtant ses calomniateurs ont osé dire qu'il se réjouit d'un événement, lequel, même à ne le considérer que sous le rapport politique, lui faisait perdre une conquête qui lui avait coûté tant d'efforts, et à la France tant de sang et de dépenses. D'autres misérables, plus stupides et plus infâmes encore, ont été jusqu'à imaginer et répandre le bruit que le premier consul avait commandé l'assassinat de son compagnon d'armes, de celui qu'il avait mis en sa propre placé à là tête de l'armée d'Égypte. Pour ceux-ci je ne saurais qu'une réponse à leur faire, s'il était besoin de leur faire une réponse: c'est qu'ils n'ont jamais connu l'empereur.

      Après son retour, le premier consul allait souvent avec sa femme à la Malmaison, où il restait quelquefois plusieurs jours. À cette époque le valet de chambre, de service suivait la voiture à cheval. Un jour le premier consul, se rendant à Paris, s'aperçut, à cent pas du château, qu'il avait oublié sa tabatière; il me dit d'aller la chercher. Je tournai bride, partis au galop, et ayant trouvé la tabatière sur le bureau du premier consul, je me remis du même pas sur sa trace. Il n'était qu'à Ruelle lorsque je rejoignis sa voiture. Mais au moment où j'allais l'atteindre, le pied de mon cheval glissa sur un caillou, il s'abattit et me jeta au loin dans un fossé. La chuté fut rude, je restai étendu sur là place, une épaule démise et un bras fortement froissé. Le premier consul fit aussitôt arrêter ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il fallait me donner dans ma position; je fus transporté, en sa présence, à la caserne de Ruelle, et il Voulut, avant de continuer sa route, s'assurer si mon état n'offrait point de danger. Le médecin de la maison fut appelé à Ruelle, où il me remit l'épaule et pansa le bras. De là je fus porté, le plus doucement possible, à la Malmaison. L'excellente madame Bonaparte eut la bonté de venir me voir, et elle me fit prodiguer tous les soins imaginables.

      Le jour où je repris mon service, après mon rétablissement, j'étais dans l'antichambre du premier consul, au moment où il sortit de son cabinet. Il vint à moi et me demanda avec intérêt de mes nouvelles. Je lui répondis que, grâce aux soins que mes excellens maîtres m'avaient fait donner, j'étais complétement rétabli. «Allons, tant mieux, me dit le premier consul. Constant, dépêchez-vous de reprendre vos anciennes forces. Continuez à bien me servir, et j'aurai soin de vous. Tenez, ajouta-t-il en me mettant dans la main trois petits papiers chiffonnés, voilà pour monter votre garde-robe;» et il passa, sans écouter tous les remerciemens que je lui adressais avec beaucoup d'émotion, beaucoup plus pourtant pour sa bienveillance et l'intérêt qu'il avait daigné me témoigner, que pour son présent; car je ne savais pas en quoi il consistait. Lorsqu'il se fut éloigné, je déroulai mes chiffons; c'étaient trois billets de banque, chacun de mille francs! Je fus touché jusqu'aux larmes d'une bonté si parfaite. Il faut se rappeler qu'à cette époque le premier consul n'était pas riche, quoiqu'il fût le premier magistrat de la république. Aussi le souvenir de ce trait généreux me remue profondément encore aujourd'hui. Je ne sais si l'on trouvera bien intéressant des détails qui me sont si personnels; mais ils me paraissent propres à faire connaître le caractère de l'empereur si outrageusement méconnu, et ses manières habituelles avec les gens de sa maison; ils feront juger en même temps si la sévère économie qu'il exigeait dans son intérieur, et dont j'aurai lieu moi-même de parler ailleurs, était, comme on l'a dit, une sordide avarice, ou si elle n'était pas plutôt une règle de prudence dont il s'écartait volontiers quand sa bonté ou son humanité l'y poussait.

      Je ne sais si ma mémoire ne me trompe pas en me faisant placer ici une circonstance qui prouve l'estime que le premier consul avait pour les braves de son armée, et qu'il aimait à leur témoigner en toute occasion. J'étais un jour dans la chambre à coucher, à l'heure ordinaire de sa toilette, et je remplissais même ce jour-là l'office de premier valet de chambre, Hambart étant pour le moment absent ou incommodé. Il n'y avait dans l'appartement, outre le service, que le brave et modeste colonel Gérard Lacuée, un des aides-de-camp du premier consul. M. Jérôme Bonaparte, alors à peine âgé de dix-sept ans, fut introduit Ce jeune homme donnait à sa famille de fréquens sujets de plainte, et ne craignait que son frère Napoléon, qui le réprimandait, le sermonait et le grondait comme s'il eût été son fils. Il s'agissait à cette époque d'en faire un marin, moins pour lui faire une carrière que pour l'éloigner des tentations séduisantes que la haute fortune de son frère faisait sans cesse naître sous ses pas, et auxquelles il était bien loin de résister. On conçoit qu'il lui en coûtât de renoncer à des plaisirs assez faciles et si enivrans pour un jeune homme; aussi ne manquait-il pas de protester, en toute occasion, de son peu d'aptitude au service de mer, jusque là, dit-on, qu'il se laissa refuser comme incapable par les examinateurs de la marine, quoiqu'il lui eût été aisé, avec un peu de travail et de bonne volonté, de répondre à leurs questions. Cependant il fallut que la volonté du premier consul s'exécutât, et M. Jérôme fut contraint de s'embarquer. Le jour dont je parle, après quelques minutes de conversation et de gronderie, toujours au sujet de la marine, M. Jérôme ayant dit à son frère: «Au lieu de m'envoyer périr d'ennui en mer, vous devriez bien me prendre pour aide-de-camp.—Vous, blanc-bec! répondit vivement le premier consul; attendez qu'une balle vous ait labouré le visage, et alors nous verrons;» et en même temps il lui montrait du regard le colonel Lacuée, qui rougit et baissa les yeux comme une jeune fille. Il faut savoir, pour comprendre ce que cette réponse avait de flatteur pour lui, qu'il portait au visage la cicatrice d'une balle. Ce brave colonel fut tué en 1805, devant Guntzbourg. L'empereur le regretta vivement. C'était un des officiers les plus intrépides et les plus instruits de l'armée.

      Ce fut, je crois, vers cette époque, que le premier consul s'éprit d'une forte passion pour une jeune dame pleine d'esprit et de grâces, madame D... Madame Bonaparte, soupçonnant cette intrigue, en témoigna de la jalousie, et son époux faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer ses défiances conjugales. Il attendait, pour se rendre chez sa maîtresse, que tout fût endormi au château, et poussait même la précaution jusqu'à


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