Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon - Louis Constant Wairy


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Bonaparte, situés comme je viens de le dire, dans la partie du rez-de-chaussée qui regarde le jardin, étaient encombrés de monde; c'était un luxe incroyable de plumes, de diamans, de toilettes éblouissantes; on fut obligé, à cause de la foule, d'ouvrir la chambre à coucher de madame Bonaparte, car les deux salons étaient si pleins que la circulation devenait impossible.

      Lorsqu'après beaucoup d'embarras et de peine, tout ce monde eut pris place tant bien que mal, on annonça madame Bonaparte, qui parut conduite pas M. de Talleyrand. Elle avait une robe de mousseline blanche, à manches courtes, un collier de perles au cou, et la tête nue; les cheveux en tresse, retenus par un peigne d'écaillé avec une négligence pleine de charmes; ses oreilles durent être agréablement frappées du murmure flatteur qui l'accueillit à son entrée. Jamais elle n'eut, je crois, plus de grâce et de majesté.

      M. de Talleyrand, toujours donnant la main à madame Bonaparte, eut l'honneur de lui présenter les membres du corps diplomatique les uns après les autres, non point par leurs noms, mais par ceux de leurs cours. Ensuite il fit successivement avec elle le tour des deux salons. La revue du second salon était à moitié faite, lorsqu'entra, sans se faire annoncer, le premier consul revêtu d'un uniforme extrêmement simple, la taille serrée d'une écharpe tricolore en soie avec la frange pareille. Il portait un pantalon collant en casimir blanc, des bottes à revers, et il avait son chapeau à la main. Cette mise si peu recherchée formait au milieu des habits brodés, surchargés de cordons et de bijoux que portaient les ambassadeurs et dignitaires étrangers, un contraste aussi imposant pour le moins que la toilette de madame Bonaparte avec celle des dames invitées.

      Avant de raconter comment je quittai le service de madame Bonaparte pour celui du chef de l'état, et le séjour de la Malmaison pour la seconde campagne d'Italie, je crois bon de m'arrêter, de jeter un regard en arrière, et de placer ici un ou deux souvenirs qui se rapportent au temps où j'appartenais à Madame Bonaparte. Elle aimait à veiller et à faire, le soir, quand presque toute la société s'était retirée, une partie de billard et plus souvent de trictrac. Il arriva une fois qu'ayant renvoyé tout son monde et ne se sentant point encore envie de dormir, elle me demanda si je savais jouer au billard; sur ma réponse, qui fut affirmative, elle m'engagea avec une bonté charmante à faire sa partie, et j'eus plusieurs fois l'honneur de jouer avec elle. Quoique je fusse d'une certaine force, je m'arrangeais de manière à la laisser gagner souvent, ce qui l'amusait beaucoup. Si c'était là de la flatterie, je dois m'en avouer coupable, mais je crois que j'aurais agi de la même manière vis-à-vis de toute autre femme, quels qu'eussent été son rang et sa position par rapport à moi, pour peu qu'elle eût été seulement à moitié aussi aimable que madame Bonaparte.

      Le concierge de la Malmaison, qui avait toute la confiance de ses maîtres, entre autres moyens de défense et de surveillance imaginés par lui, pour mettre la demeure et la personne du premier consul à l'abri d'un coup de main, avait fait dresser pour la garde du château plusieurs chiens énormes, au nombre desquels se trouvaient deux très-beaux chiens de Terre-Neuve. On travaillait sans cesse aux embellissemens de la Malmaison, une foule d'ouvriers y passaient les nuits, et l'on avait grand soin de les avertir de ne pas s'aventurer seuls dehors. Une nuit que quelques-uns des chiens de garde étaient avec les ouvriers dans l'intérieur du château et se laissaient caresser par eux, leur douceur apparente inspira à un de ces hommes assez de courage ou plutôt d'imprudence pour qu'il ne craignît pas de sortir; il crut même ne pouvoir mieux faire, pour éviter tout danger, que de se mettre sous la protection d'un de ces terribles animaux. Il en prit donc un avec lui, et ils passèrent très-amicalement ensemble le seuil de la porte; mais à peine furent-ils dehors, que le chien s'élança sur son malheureux compagnon et le renversa; les cris du pauvre ouvrier réveillèrent plusieurs gens de service, et l'on courut à son secours; il était temps, car le chien le tenait terrassé et lui serrait cruellement la gorge; on le releva grièvement blessé. Madame Bonaparte, qui apprit cet accident, fit soigner jusqu'à parfaite guérison celui qui avait manqué d'en être victime, et lui donna une forte gratification, en lui recommandant plus de prudence à l'avenir.

      Tous les momens que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il venait les passer à la Malmaison; la veille de chaque décadi était un jour d'attente et de fête pour tout le château. Madame Bonaparte envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux; elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la Malmaison. Quand je n'étais pas de service, je prenais aussi cette direction de moi-même et tout seul; car tout le monde avait pour le premier consul une égale affection, et éprouvait à son sujet la même sollicitude. Tels étaient l'acharnement et l'audace des ennemis du premier consul, que le chemin, pourtant assez court, de Paris à la Malmaison était semé de dangers et de piéges; on savait que plusieurs tentatives pour l'enlever dans ce trajet avaient été faites et pouvaient se renouveler. Le passage le plus suspect était celui des carrières de Nanterre, dont j'ai déjà parlé; aussi étaient-elles soigneusement visitées et surveillées par les gens de la maison, les jours de visite du premier consul; on finit par faire boucher les trous les plus voisins de la route. Le premier consul nous savait gré de notre dévouement et nous en témoignait sa satisfaction; mais pour lui il paraissait toujours être sans crainte et sans inquiétude; souvent même il se moquait un peu de la nôtre, et racontait très-sérieusement à la bonne Joséphine qu'il l'avait échappé belle sur la route; que des hommes à visage sinistre s'étaient montrés maintes fois sur son passage; que l'un d'eux avait eu l'audace de le coucher en joue, etc.; fit quand il la voyait bien effrayée, il éclatait de rire et lui donnait quelques tapes ou quelques baisers sur la joue et sur le cou, en lui disant: «N'aie pas peur, ma grosse bête; ils n'oseraient

      Il s'occupait plus dans ces jours de congé, comme il les appelait lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l'état. Mais jamais il ne pouvait rester oisif: il faisait démolir, relever, bâtir, agrandir, planter, tailler sans cesse dans le château et dans le parc, examinait les comptes des dépenses, calculait ses revenus et prescrivait les économies. Le temps passait vite dans toutes ces occupations, et le moment était bientôt venu où il fallait aller, ainsi qu'il le disait, reprendre le collier de misère.

       Table des matières

      Le premier consul prend l'auteur à son service.—Oubli.—Chagrin.—Consolations offertes par madame Bonaparte.—Réparation.—Départ de Constant pour le quartier-général du premier consul.—Enthousiasme des soldats partant pour l'Italie.—L'auteur rejoint le premier consul.—Hospice du mont Saint-Bernard.—Passage.—La ramasse.—Humanité des religieux et générosité du premier consul.—Passage du mont Albaredo.—Coup d'œil du premier consul.—Prise du fort de Bard.—Entrée à Milan.—Joie et confiance des Milanais.—Les collègues de Constant.—Hambard.—Hébert.—Roustan.—Ibrahim-Ali.—Colère d'un Arabe.—Le poignard.—Le bain de Surprise.—Suite de la campagne d'Italie.—Combat de Montebello.—Arrivée de Desaix.—Longue entrevue avec le premier consul.—Colère de Desaix contre les Anglais.—Bataille de Marengo.—Pénible incertitude.—Victoire.—Mort de Desaix.—Douleur du premier consul.—Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du premier consul.—MM. Rapp et Savary.—Tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard.

      Vers la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi, pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes... Le premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au désespoir,


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