Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy
de l'Europe. Bien des habitués des Tuileries auraient eu plus de peine que moi à démontrer leur utilité. Y a-t-il trop de vanité dans ce que je viens de dire? et messieurs les chambellans n'auront-ils pas droit de s'en fâcher? Je n'en sais rien, et je continue ma narration.
L'empereur tenait à ses habitudes; il voulait, comme on l'a déjà pu voir, être servi par moi, de préférence à tout autre; et pourtant je dois dire que ces messieurs de la chambre étaient tous pleins de zèle et de dévouement; mais j'étais le plus ancien, et je ne le quittais jamais. Un jour l'empereur demande du thé au milieu du jour. M. Sénéchal était de service; il en fait, et le présente à Sa Majesté, qui le trouve détestable. On me fait appeler; l'empereur se plaint à moi qu'on ait voulu l'empoisonner. (C'était son mot, quand il trouvait mauvais goût à quelque chose.) Rentré dans l'office, je verse de la même théière une tasse que j'arrange, et porte à Sa Majesté, avec deux cuillers en vermeil, selon l'usage, une pour y goûter devant l'empereur, l'autre pour lui. Cette fois il trouva le thé excellent, m'en fit compliment avec la familiarité bienveillante dont il daignait parfois user à l'égard de ses serviteurs; et en me rendant la tasse, il me tira les oreilles et me dit: «Mais apprenez-leur donc à faire du thé; ils n'y entendent rien.»
M. de Bourrienne, dont j'ai lu avec le plus grand plaisir les excellens Mémoires, dit quelque part que l'empereur, dans ses momens de bonne humeur, pinçait à ses familiers le bout de l'oreille; j'ai l'expérience par devers moi qu'il la pinçait bien toute entière, souvent même les deux oreilles à la fois; et de main de maître. Il est dit aussi dans les mêmes Mémoires qu'il ne donnait qu'avec deux doigts ses petits soufflets d'amitié; en cela M. de Bourrienne est bien modeste; je puis encore attester là-dessus que Sa Majesté, quoique sa main ne fût pas grande, distribuait ses faveurs beaucoup plus largement; mais cette espèce de caresse, aussi bien que la précédente, était donnée et reçue comme une marque de bienveillance particulière; et loin que personne s'en plaignît alors, j'ai entendu plus d'un dignitaire dire, avec orgueil, comme ce sergent de la comédie:
. . . . . .Monsieur, tâtez plutôt;
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
Dans son intérieur, l'empereur était presque toujours gai, aimable, causant avec les personnes de son service, et les questionnant sur leur famille, leurs affaires, même leurs plaisirs. Sa toilette terminée, sa figure changeait subitement; elle était grave, pensive, il reprenait son air d'empereur. On a dit qu'il frappait souvent les gens de sa maison; cela est faux. Je ne l'ai vu qu'une seule fois se livrer à un emportement de ce genre; et certes les circonstances qui le causèrent et la réparation qui le suivit peuvent le rendre, sinon excusable, du moins facile à concevoir. Voici le fait dont je fus témoin et qui se passa aux environs de Vienne, le lendemain de la mort du maréchal Lannes. L'empereur était profondément affecté; il n'avait pas dit un mot pendant sa toilette. À peine habillé, il demanda son cheval. Un malheureux hasard voulut que M. Jardin, son premier piqueur, ne se trouvât point aux écuries au moment de seller, et le palefrenier ne mit point au cheval sa bride ordinaire. Sa Majesté n'est pas plutôt montée que l'animal recule, se cabre, et le cavalier tombe lourdement à terre. M. Jardin arrive à l'instant où l'empereur se relevait irrité, et, dans ce premier transport de colère, il en reçoit un coup de cravache à travers le visage. M. Jardin s'éloigna désespéré d'un mauvais traitement auquel Sa Majesté ne l'avait pas habitué, et peu d'heures après, M. de Caulaincourt, grand écuyer, se trouvant seul avec sa Majesté, lui peignit le chagrin de son premier piqueur. L'empereur témoigna un vif regret de sa vivacité, fit appeler M. Jardin, lui parla avec une bonté qui effaçait son tort, et lui fit donner, à quelques jours de là, une gratification de trois mille francs. On m'a conté que pareille chose était arrivée à M. Vigogne père, en Égypte[13]. Mais, quand cela serait vrai, deux traits pareils dans toute la vie de l'empereur, et avec des circonstances si bien faites pour faire sortir de son caractère l'homme même naturellement le moins emporté, auraient-ils dû suffire pour attirer à Napoléon l'odieux reproche de battre cruellement les personnes de son service?
CHAPITRE XVI.
Assiduité de l'empereur au travail.—Roustan et le flacon d'eau-de-vie.—Armée de Boulogne.—Les quatre camps.—Le Pont de Briques.—Baraque de l'empereur.—La chambre du conseil.—L'aigle guidé par l'étoile tutélaire.—Chambre à coucher de l'empereur.—Lit.—Ameublement.—La chambre du télescope.—Porte-manteau.—Distribution des appartemens.—Le sémaphore.—Les mortiers gigantesques.—L'empereur lançant la première bombe.—Baraque du maréchal Soult.—L'empereur voyant de sa chambre Douvres et sa garnison.—Les rues du camp de droite.—Chemin taillé à pic dans la falaise.—L'ingénieur oublié.—La flottille.—Les forts.—Baraque du prince Joseph.—Le grenadier embourbé.—Trait de bonté de l'empereur.—Le pont de service.—Consigne terrible.—Les sentinelles et les marins de quart.—Exclusion des femmes et des étrangers.—Les espions.—Fusillade.—Le maître d'école fusillé.—Les brûlots.—Terreur dans la ville.—Chanson militaire.—Fausse alerte.—Consternation.—Tranquillité de madame F....—Le commandant condamné à mort et gracié par l'empereur.
Au quartier-général du Pont de Briques, l'empereur travaillait autant que dans son cabinet des Tuileries. Après ses courses à cheval, ses inspections, ses visites, ses revues, il prenait son repas à la hâte, et rentrait dans son cabinet, où il travaillait souvent une bonne partie de la nuit. Il menait ainsi le même train de vie qu'à Paris; dans ses tournées à cheval, Roustan le suivait partout: celui-ci portait toujours avec lui un petit flacon en argent, rempli d'eau-de-vie, pour le service de Sa Majesté, qui du reste n'en faisait presque jamais usage.
L'armée de Boulogne était composée d'environ cent cinquante mille hommes d'infanterie et quatre-vingt-dix mille de cavalerie, répartis dans quatre camps principaux: le camp de droite, le camp de gauche, le camp de Wimereux, et le camp d'Ambleteuse.
Sa majesté l'empereur avait son quartier-général au Pont de Briques, ainsi nommé, m'a-t-on dit, parce qu'on y avait découvert les fondations en briques d'un ancien camp de César. Le Pont de Briques, comme je l'ai dit plus haut, est à une demi-lieue environ de Boulogne, et le quartier-général de Sa Majesté fut établi dans la seule maison de l'endroit qui fût habitable alors.
Le quartier-général était gardé par un poste de la garde impériale à cheval.
Les quatre camps étaient sur une falaise très-élevée, dominant la mer de manière qu'on pouvait en voir les côtes d'Angleterre, quand il faisait beau temps. Au camp de droite on avait établi des baraques pour l'empereur, pour l'amiral Bruix, pour le maréchal Soult et pour M. Decrès, alors ministre de la marine.
La baraque de l'empereur, construite par les soins de M. Sordi, ingénieur, faisant les fonctions d'ingénieur en chef des communications miliaires, et dont le neveu, M. Lecat de Rue, attaché à cette époque, en qualité d'aide-de-camp, à l'état-major du maréchal Soult, a bien voulu me fournir les renseignemens qui ne sont pas particulièrement de ma compétence; la baraque de l'empereur, dis-je, était en planches comme les baraques d'un champ de foire, avec cette différence que les planches en étaient soigneusement travaillées et peintes en gris blanc. Sa figure était un carré long, ayant, à chaque extrémité, deux pavillons de forme semi-circulaire. Un pourtour fermé par un grillage en bois régnait autour de cette baraque qu'éclairaient en dehors des réverbères placés à quatre pieds de distance les uns des autres. Les fenêtres étaient placées latéralement.
Le pavillon qui regardait la mer se composait de trois pièces et d'un couloir. La pièce principale servant de chambre du conseil, était décorée en papier gris-argent: le plafond peint avec des nuages dorés, au milieu desquels on voyait sur un fond bleu de ciel, un aigle tenant la foudre, guidé vers l'Angleterre par une étoile, l'étoile tutélaire de l'empereur. Au milieu de cette chambre, était une grande