Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon. Louis Constant Wairy
était une écritoire en buis. C'était là tout le mobilier de la chambre du conseil, où Sa Majesté seule pouvait s'asseoir, les généraux se tenant debout devant lui, et n'ayant dans ces conseils, qui duraient quelquefois trois ou quatre heures, d'autre point d'appui que la poignée de leurs sabres.
On entrait dans la chambre du conseil par un couloir. Dans ce couloir, à droite, était la chambre à coucher de Sa Majesté, fermée d'une porte vitrée, éclairée par une fenêtre qui donnait sur le camp de droite et de laquelle on voyait la mer, à gauche. Là se trouvait le lit de l'empereur, en fer, avec un grand rideau de simple florence vert, fixé au plafond par un anneau de cuivre doré. Sur ce lit, deux matelas, un sommier, deux traversins, un à la tête, l'autre au pied, point d'oreiller: deux couvertures, l'une en coton blanc, l'autre en Florence vert, ouatée et piquée; un pot de nuit en porcelaine blanche avec un filet d'or, sous le lit, sans plus de cérémonie. Deux sièges plians très-simples à côté du lit. À la croisée, petits rideaux en florence vert; cette pièce était tapissée d'un papier fond rose, à dentelle, bordure étrusque.
Vis-à-vis de la chambre à coucher était une chambre parallèle dans laquelle se trouvait une espèce de télescope qui avait coûté douze mille francs. Cet instrument avait environ quatre pieds de longueur sur un pied de diamètre, il se montait sur un support en acajou à trois pieds, et le coffre qui servait à le contenir avait à peu près la figure d'un piano. Dans la même chambre, sur deux tabourets, on voyait une cassette carrée couverte en cuir jaune, qui contenait trois habillemens complets et du linge. C'était la garde-robe de campagne de Sa Majesté; au dessus un seul chapeau de rechange, doublé de satin blanc et très-usé. L'empereur, comme je le dirai en parlant de ses habitudes, ayant la tête fort délicate, n'aimait point les chapeaux neufs, et gardait long-temps les mêmes.
Le corps principal de la baraque impériale était divisé en trois pièces: un salon, un vestibule et une grande salle à manger, qui communiquait par un couloir, parallèle à celui que je viens de décrire, avec les cuisines. En dehors de la baraque et dans la direction des cuisines, se trouvait une petite loge couverte en chaume, qui servait de buanderie et dans laquelle on lavait la vaisselle.
La baraque de l'amiral Bruix offrait les mêmes dispositions que celle de l'empereur, mais en petit.
À côté de cette baraque se trouvait le sémaphore des signaux, sorte de télégraphe maritime qui faisait manœuvrer la flotte. Un peu plus loin la tour d'ordre, batterie terrible composée de six mortiers, six obusiers et douze pièces de vingt-quatre. Ces six mortiers, du plus gros calibre qu'on eût jamais fait, avaient seize pouces d'épaisseur, portaient quarante-cinq livres de poudre dans la chambre, et chassaient des bombes de sept cents livres, à quinze cents toises en l'air et à une lieue et demie en mer. Chaque bombe lancée coûtait à l'état trois cents francs. On se servait pour mettre le feu à ces épouvantables machines, de lances qui avaient douze pieds de long, et le canonnier se fendait autant que possible, baissant la tête entre les jambes et ne se relevant qu'après le coup parti. Ce fut l'empereur qui voulut lui-même lancer la première bombe.
À droite de la tour d'ordre, était la baraque du maréchal Soult, construite en forme de hutte de sauvage, couverte en chaume jusqu'à terre et vitrée par le haut, avec une porte par laquelle on descendait dans les appartemens, qui étaient comme enterrés. La chambre principale était ronde; il y avait dedans une grande table de travail couverte d'un tapis vert et entourée de petits plians en cuir.
La dernière baraque enfin, était celle de M. Decrès, ministre de la marine, faite et distribuée comme celle du maréchal Soult.
De sa baraque, l'empereur pouvait observer toutes les manœuvres de mer, et la longue-vue dont j'ai parlé était si bonne, que le château de Douvres avec sa garnison se trouvait, pour ainsi dire, sous les yeux de Sa Majesté.
Le camp de droite, établi sur la falaise, se divisait en rues qui toutes portaient le nom de quelque général distingué. Cette falaise était hérissée de batteries depuis Boulogne jusqu'à Ambleteuse, c'est-à-dire sur une longueur de plus de deux lieues.
Il n'y avait, pour aller de Boulogne au camp de droite, qu'un chemin qui prenait dans la rue des Vieillards, et passait sur la falaise entre la baraque de Sa Majesté et celles de MM. Bruix, Soult et Decrès. Lorsqu'à la marée basse, l'empereur voulait descendre sur la plage, il lui fallait faire un très-grand détour. Un jour il s'en plaignit assez vivement. M. Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne, entendit les plaintes de Sa Majesté, et s'adressant à M. Sordi, ingénieur des communications militaires, lui demanda s'il ne serait pas possible de remédier à ce grave inconvénient. L'ingénieur répondit que la chose était faisable, que l'on pouvait procurer à Sa Majesté les moyens d'aller directement de sa baraque à la plage, mais que, vu l'excessive élévation de la falaise, il faudrait, afin d'esquiver la rapidité de la descente, creuser le chemin en zig-zag. «Faites-le comme vous l'entendrez, dit l'empereur, mais que je puisse descendre par là dans trois jours.» L'habile ingénieur se mit à l'œuvre; en trois jours et trois nuits, un chemin en pierres liées ensemble par des crampons de fer, fut construit, et l'empereur, charmé de tant de diligence et de talent, fit porter M. Sordi pour la prochaine distribution des croix. On ne sait par quelle fâcheuse négligence cet habile homme fut oublié.
Le port de Boulogne contenait environ dix-sept cents bâtimens, tels que bateaux plats, chaloupes canonnières, caïques, prames, bombardes, etc. L'entrée du port était défendue par une énorme chaîne, et par quatre forts, deux à droite, deux à gauche.
Le fort Musoir, placé sur la gauche, était armé de trois batteries formidables, étagées l'une sur l'autre; le premier rang en canons de vingt-quatre, le second et le troisième en canons de trente-six. À droite, en regard de ce fort, se trouvait le pont de halage, et derrière ce pont, une vieille tour, appelée la tour Croï, garnie de bonnes et belles batteries. À gauche, distance d'environ un quart de lieue du fort Musoir, était le fort la Crèche, avancé de beaucoup dans la mer, construit en pierres de taille, et terrible. À droite enfin, en regard du fort la Crèche, on voyait le fort en bois; armé d'une manière prodigieuse, et percé d'une large ouverture qui se trouvait à découvert, en marée basse.
Sur la falaise à gauche de la ville, à la même élévation que l'autre, à peu près, était le camp de gauche. On y voyait la baraque du prince Joseph, alors colonel du quatrième régiment de ligne. Cette baraque était couverte en chaume. Au bas de ce camp et de la falaise, l'empereur fit creuser un bassin, aux travaux duquel une partie des troupes fut employée.
C'était dans ce bassin qu'un jour, un jeune soldat de la garde, enfoncé dans la vase jusqu'aux genoux, tirait de toutes ses forces pour dégager sa brouette, encore plus embourbée que lui; mais il ne pouvait en venir à bout, et, tout couvert de sueur il jurait et pestait comme un grenadier en colère. Tout à coup, en levant par hasard les yeux, il aperçut l'empereur, qui passait par les travaux pour aller voir son frère Joseph, au camp de gauche. Alors, il se mit à le regarder avec un air et des gestes supplians, en chantant d'un ton presque sentimental: «Venez, venez à mon secours!» Sa Majesté ne put s'empêcher de sourire, et fit signe au soldat d'approcher, ce que fit le pauvre diable en se débourbant à grand'peine.—Quel est ton régiment?—Sire, le premier de la garde.—Depuis quand es-tu soldat?—Depuis que vous êtes empereur, sire.—Diable! il n'y a pas long-temps.... Il n'y a pas assez long-temps pour que je te fasse officier, n'est-il pas vrai? Mais conduis-toi bien, et je te ferai nommer sergent-major. Après cela, si tu veux, la croix et les épaulettes sur le premier champ de bataille. Es-tu content?—Oui, sire.—Major général, continua l'empereur en s'adressant au général Berthier, prenez le nom de ce jeune homme. Vous lui ferez donner trois cents francs pour faire nettoyer son pantalon et réparer sa brouette.—Et Sa majesté poursuivit sa course, au milieu des acclamations des soldats.
Au fond du port, il y avait un pont en bois, qu'en appelait le pont de service. Les magasins à poudre étaient derrière, et renfermaient d'immenses munitions. La nuit venue, on n'entrait plus par ce pont sans donner le mot d'ordre à la seconde sentinelle, car la première laissait toujours passer. Mais elle ne laissait pas repasser. Si la personne entrée sur le pont ignorait ou venait