Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles. Henri Murger

Scènes de la vie de jeunesse: Nouvelles - Henri Murger


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mourut dans un duel sans témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.

      «Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai dire, le motif sérieux de cette lettre.

      «Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un instant qu'elle était peut-être la sœur de Rosette, je lui ai demandé si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, et que d'ailleurs elle n'avait point de sœur. J'ai causé quelque temps avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette s'arrêtait à la forme.

      «Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous, comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes connaissances.

      «Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,

      «Tout à vous,

      «Tristan.»

       Table des matières

      Pendant qu'Ulric de Rouvres se rend au rendez-vous que lui avait assigné Tristan, nous donnerons aux lecteurs quelques explications sur les événements qui avaient déterminé son suicide, si singulièrement avorté.

      Entré de bonne heure dans la vie, car il avait été mis en possession de sa fortune avant d'avoir atteint sa majorité, Ulric, ébloui d'abord par le soleil levant de sa vingtième année, et étourdi par le bruit que faisait ce monde où il était appelé à vivre, hésita un moment; et, comme un voyageur qui, mettant pour la première fois le pied sur un sol inconnu, craint de s'y égarer, il demanda un guide.

      Il s'en présenta cinquante pour un; car, ainsi qu'aux barrières des villes qui renferment des curiosités, on trouve aux portes du monde une foule de cicérones qui viennent bruyamment vous offrir leurs services.

      Ulric, ivre de liberté, voulut tout voir et tout savoir; nature ardente, curieuse et impatiente, il aurait désiré pouvoir, dans une seule coupe et d'un seul coup, boire toutes les jouissances et tous les plaisirs.

      Il vit et il apprit rapidement; et, à vingt-quatre ans l'expérience lui avait signé son diplôme d'homme.

      L'esprit plein d'une science amère, le cœur changé en un cercueil qui renfermait les cendres de sa jeunesse, et l'âme encore tourmentée par d'insatiables désirs, il quitta ce monde où, quatre années auparavant, il était entré l'œil souriant et le front levé, en lui jetant la malédiction désolée des fils d'Obermann et de René; et sinistre et lamentable, il s'en retourna grossir le nombre de ceux qui épanchent sur toutes choses leurs doutes amers ou leurs audacieuses négations.

      La brutale disparition d'Ulric fut accueillie dans la société par une banale accusation de misanthropie; et au bout de huit jours, on n'en parlait plus.

      De toutes ses anciennes connaissances d'autrefois, Tristan fut le seul avec qui Ulric conserva quelques relations. Un jour il vint le voir, et lui tint des discours qui ne laissèrent point de doute à Tristan sur les idées de suicide qui germaient déjà dans son esprit.

      —À vingt-quatre ans, c'est bien tôt, répondit Tristan; en tout cas vous me permettrez de ne pas vous accompagner.

      —Ah! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit sur vous? Vous êtes atteint du mal du siècle, vous aurez trop lu Faust et les esprits chagrins qui sont venus à sa suite. C'est plutôt l'influence de ces gens-là que tout le reste qui vous amène au bord de ce moyen extrême. Vous vous croyez mort, vous n'êtes qu'engourdi, mon cher! Quand on a trop couru on est fatigué, cela est naturel. Vous êtes dans une époque de repos; mais, demain ou après, vous jetterez par la fenêtre votre résolution funeste et vos pistolets anglais, ou vous en ferez cadeau à un pauvre diable de poète incompris, qui n'aura pour se guérir des misères de ce monde que le moyen extrême de s'en aller dans l'autre.

      J'ai été comme vous; plus d'une fois j'ai mis la clef dans la serrure de cette porte qui donne sur l'inconnu; mais je suis revenu sur mes pas, et j'espère que vous ferez comme moi. Vous me répondrez que vous n'avez plus ni cœur ni âme, et qu'il vous est impossible de croire à rien. D'abord, on a toujours un cœur; et pourvu qu'il accomplisse sa fonction de balancier, on n'a pas besoin de lui en demander davantage. Quant à ce qui est de l'âme, c'est un mot pour l'explication duquel on a écrit dans toutes les langues un million de volumes, ce qui fait qu'on est moins fixé que jamais sur son existence et sa signification. L'âme est une rime à flamme, voilà ce qu'il y a de plus évident jusqu'ici.

      Pour ce qui touche les croyances, il en est de tellement naturelles qu'on ne peut jamais les perdre; on ne peut nier ce qu'on voit, ce qu'on touche et ce qu'on entend. À défaut de sentiments, on a toujours des sensations; et c'est n'être point mort que de posséder de bons yeux pour voir le soleil, des oreilles pour entendre la musique, et des mains pour les passer amoureusement dans la chevelure parfumée d'une femme, qui, à défaut de ces vertus idéales que réclament les jeunes gens de l'école romantique allemande, a au moins les qualités positives et plastiques de sa


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