Heath's Modern Language Series: La Mère de la Marquise. Edmond About

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heures oubliées depuis longtemps; le présent est comme un ciel sans nuage; quant à l'avenir, j'en suis sûre, je le tiens. Vous voyez bien qu'il faudrait être folle pour se plaindre du sort ou prendre en grippe le genre humain!»

      Comme il n'est rien de parfait en ce monde, Mme Benoît avait un défaut, mais un défaut innocent, qui n'avait jamais fait de mal qu'à elle-même. Elle était, quoique l'ambition semble un privilège du sexe laid, passionnément ambitieuse. Je regrette de n'avoir pas trouvé un autre mot pour exprimer son seul travers; car, à vrai dire, l'ambition de Mme Benoît n'avait rien de commun avec celle des autres hommes. Elle ne visait ni à la fortune ni aux honneurs: les forges d'Arlange rapportaient assez régulièrement cent cinquante mille francs de rente; et, quant au reste, Mme Benoît n'était pas femme à rien accepter du gouvernement de 1846.[4] Que poursuivait-elle donc? Bien peu de chose. Si peu, que vous ne me comprendriez pas si je ne racontais d'abord en quelques lignes la jeunesse de Mme Benoît née Lopinot.

      Gabrielle-Auguste-Éliane Lopinot naquit au cœur du faubourg[5] Saint-Germain, sur les bords de ce bienheureux ruisseau[6] de la rue du Bac, que Mme de Staël préférait à tous les fleuves de l'Europe. Ses parents, bourgeois jusqu'au menton, vendaient des nouveautés à l'enseigne du Bon saint Louis,[7] et accumulaient sans bruit une fortune colossale. Leurs principes bien connus, leur enthousiasme pour la monarchie et le respect qu'ils affichaient pour la noblesse leur conservaient la clientèle de tout le faubourg. M. Lopinot, en fournisseur bien appris, n'envoyait jamais une note[8] qu'on ne la lui eût demandée. On n'a jamais ouï dire qu'il eût appelé en justice un débiteur récalcitrant. Aussi les descendants des croisés firent-ils souvent banqueroute au Bon saint Louis; mais ceux qui payent, payent pour les autres. Cet estimable marchand, entouré de personnes illustres dont les unes le volaient et dont les autres se laissaient voler, arriva peu à peu à mépriser uniformément sa noble clientèle. On le voyait très humble et très respectueux au magasin; mais il se relevait comme par ressort en rentrant chez lui. Il étonnait sa femme et sa fille par la liberté de ses jugements et l'audace de ses maximes. Peu s'en fallait que Mme Lopinot ne se signât[9] dévotement lorsqu'elle l'entendait dire après boire:[10] «J'aime fort les marquis, et ils me semblent gens de bien; mais à aucun prix je ne voudrais d'un marquis pour gendre.»

      Ce n'était pas le compte de Gabrielle-Auguste-Éliane.[11] Elle se fût fort accommodée d'un[12] marquis, et, puisque chacun de nous doit jouer un rôle en ce monde, elle donnait la préférence au rôle de marquise. Cette enfant, accoutumée à voir passer des calèches comme les petits paysans à voir voler les hirondelles, avait vécu dans un perpétuel éblouissement. Portée à l'engouement, comme toutes les jeunes filles, elle avait admiré les objets qui l'entouraient: hôtels, chevaux, toilettes et livrées. À douze ans, un grand nom exerçait une sorte de fascination sur son oreille; à quinze, elle se sentait prise d'un profond respect pour ce qu'on appelle le faubourg Saint-Germain, c'est-à-dire pour cette aristocratie incomparable qui se croit supérieure à tout le genre humain par droit de naissance. Lorsqu'elle fut en âge de se marier, la première idée qui lui vint, c'est qu'un coup de fortune pouvait la faire entrer dans ces hôtels dont elle contemplait la porte cochère, l'asseoir à côté de ces grandes dames radieuses qu'elle n'osait regarder en face, la mêler à ces conversations qu'elle croyait plus spirituelles que les plus beaux livres et plus intéressantes que les meilleurs romans. «Après tout, pensait-elle il ne faut pas un grand miracle pour abaisser devant moi la barrière infranchissable. C'est assez que ma figure ou ma dot fasse la conquête d'un comte, d'un duc ou d'un marquis.» Son ambition visait surtout au marquisat, et pour cause. Il y a des ducs et des comtes de création récente, et qui ne sont pas reçus au faubourg; tandis que tous les marquis sans exception sont de la vieille roche, car depuis Molière on n'en fait plus.

      Je suppose que si elle avait été livrée à elle-même, elle aurait trouvé sans lanterne[13] l'homme qu'elle souhaitait pour mari. Mais elle vivait sous l'aile de sa mère, dans une solitude profonde, où M. Lopinot venait de temps en temps lui offrir la main d'un avoué, d'un notaire ou d'un agent de change. Elle refusa dédaigneusement tous les partis jusqu'en 1829. Mais un beau matin elle s'aperçut qu'elle avait vingt-cinq ans sonnés, et elle épousa subitement M. Morel, maître de forges à Arlange. C'était un homme excellent de roturier, qu'elle aurait aimé comme un marquis si elle avait eu le temps. Mais il mourut le 31 juillet 1830, six mois après la naissance de sa fille. La belle veuve fut tellement outrée de la révolution de Juillet,[14] qu'elle en oublia presque de pleurer son mari. Les embarras de la succession et le soin des forges la retinrent à Arlange jusqu'au choléra de 1832,[15] qui lui enleva en quelques jours son père et sa mère. Elle revint alors à Paris, vendit le Bon saint Louis, et acheta son hôtel de la rue Saint-Dominique, entre le comte de Preux et la maréchale de Lens. Elle s'établit avec sa fille dans son nouveau domicile, et ce n'est pas sans une joie secrète qu'elle se vit logée dans un hôtel de noble apparence, entre un comte et une maréchale. Son mobilier était plus riche que le mobilier de ses voisins, sa serre plus grande, ses chevaux de meilleure race et ses voitures mieux suspendues. Cependant elle aurait donné de bon cœur serre, mobilier, chevaux et voitures pour avoir le droit de voisiner un brin. Les murs de son jardin n'avaient pas plus de quatre mètres de haut, et, dans les soirées tranquilles de l'été, elle entendait causer,[16] tantôt chez le comte, tantôt chez la maréchale. Malheureusement il ne lui était pas permis de prendre part à la conversation. Un matin, son jardinier lui apporta un vieux cacatoès qu'il avait pris sur un arbre. Elle rougit de plaisir en reconnaissant le perroquet de la maréchale. Elle ne voulut céder à personne le plaisir de rendre ce bel oiseau à sa maîtresse, et, au risque d'avoir les mains déchiquetées à coups de bec, elle le reporta elle-même. Mais elle fut reçue par un gros intendant qui la remercia dignement sur le pas de la porte. Quelques jours après, les enfants du comte de Preux envoyèrent dans ses plates-bandes un ballon tout neuf. La crainte d'être remerciée par un intendant fit qu'elle renvoya le ballon à la comtesse par un de ses domestiques, avec une lettre fort spirituelle et de la tournure la plus aristocratique. Ce fut le précepteur des enfants, un vrai cuistre, qui lui répondit. La jolie veuve (elle était alors dans le plein de sa beauté) en fut pour ses avances.[17] Elle se disait quelquefois le soir, en rentrant chez elle: «Le sort est bien ridicule! J'ai le droit d'entrer tant que je veux au nº 57, et il ne m'est pas permis de m'introduire pour un quart d'heure au 59 ou au 55!» Ses seules connaissances dans le monde du faubourg étaient quelques débiteurs de son père, auxquels elle n'avait garde de demander de l'argent.[18] En récompense de sa discrétion, ces honorables personnes la recevaient quelquefois le matin.[19] À midi, elle pouvait se déshabiller: toutes ses visites étaient faites.

      Le régisseur de la forge l'arracha à cette vie intolérable en la rappelant à ses affaires. Arrivée à Arlange, elle y trouva ce qu'elle avait cherché vainement dans tout Paris: la clef du faubourg Saint-Germain.[20] Un de ses voisins de campagne hébergeait depuis trois mois M. le marquis[21] de Kerpry, capitaine au 2e régiment de dragons. Le marquis était un homme de quarante ans, mauvais officier, bon vivant, toujours vert, assuré contre la vieillesse, et célèbre par ses dettes, ses duels et ses fredaines. Du reste, riche de sa solde, c'est-à-dire excessivement pauvre. «Je tiens mon marquisat!» pensa la belle Éliane. Elle fit sa cour au marquis, et le marquis ne lui tint pas rigueur. Deux mois plus tard il envoyait sa démission au ministère de la guerre et conduisait à l'église la veuve de M. Morel. Conformément à la loi, le mariage fut affiché dans la commune d'Arlange, au 10e arrondissement de Paris, et dans la dernière garnison du capitaine. L'acte de naissance[22] du marié, rédigé sous la Terreur, ne portait que le nom vulgaire de Benoît, mais on y joignit un acte de notoriété publique attestant que de mémoire d'homme[23] M. Benoît était connu comme marquis de Kerpry.

      La nouvelle marquise commença par ouvrir ses salons au faubourg Saint-Germain du voisinage: car le faubourg s'étend jusqu'aux frontières de la France.

      Après avoir ébloui de son luxe tous les hobereaux des environs, elle voulut aller à Paris prendre sa revanche sur le passé; et elle conta ce projet à son mari. Le capitaine fronça le sourcil et déclara net qu'il se trouvait bien à Arlange. La cave était bonne, la cuisine de son goût, la chasse magnifique; il ne demandait rien de plus. Le faubourg Saint-Germain était pour lui un pays aussi nouveau que l'Amérique: il n'y possédait


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