Heath's Modern Language Series: La Mère de la Marquise. Edmond About

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seul mécompte. Elle s'aperçut bientôt que son mari prenait l'absinthe quatre fois par jour, sans parler d'une autre liqueur appelée vermouth qu'il avait fait venir de Paris pour son usage personnel. La raison du capitaine ne résistait pas toujours à ces libations répétées, et, lorsqu'il sortait de son bon sens, c'était, le plus souvent, pour entrer en fureur. Ses vivacités n'épargnaient personne, pas même Éliane, qui en vint à souhaiter tout de bon[24] de n'être plus marquise. Cet événement arriva plus tôt qu'elle ne l'espérait.

      Un jour le capitaine était souffrant pour s'être trop bien comporté la veille. Il avait la tête lourde et les yeux battus. Assis dans le plus grand fauteuil du salon, il lustrait mélancoliquement ses longues moustaches rousses. Sa femme, debout auprès d'un samovar, lui versait coup sur coup d'énormes tasses de thé. Un domestique annonça M. le comte de Kerpry. Le capitaine, tout malade qu'il était, se dressa brusquement en pieds.

      «Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez sans parents?» demanda Éliane un peu étonnée.

      —Je ne m'en connaissais pas,[25] répondit le capitaine, et je veux que le diable m'emporte... Mais nous verrons bien. Faites entrer!»

      Le capitaine sourit dédaigneusement lorsqu'il vit paraître un jeune homme de vingt ans, d'une beauté presque enfantine. Il était de taille raisonnable, mais si frêle et si délicat, qu'on pouvait croire qu'il n'avait pas fini de grandir. Ses longs yeux bleus regardaient autour d'eux avec une sorte de timidité farouche. Lorsqu'il aperçut la belle Éliane, sa figure rougit comme une pêche d'espalier.[26] Le timbre de sa voix était doux, frais, limpide, presque féminin. Sans la moustache brune qui se dessinait finement sur sa lèvre, on aurait pu le prendre pour une jeune fille déguisée en homme.

      «Monsieur, dit-il au capitaine en se tournant à demi vers Éliane, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous, je viens vous parler d'affaires de famille. Notre conversation, qui sera longue, contiendra sans doute des chapitres fastidieux, et je crains que madame n'en soit ennuyée.

      —Vous avez tort de craindre, monsieur, reprit Éliane en se rengorgeant: la marquise de Kerpry veut et doit connaître toutes les affaires de la famille, et, puisque vous êtes un parent de mon mari...

      —C'est ce que j'ignore encore, madame, mais nous le déciderons bientôt, et devant vous, puisque vous le désirez et que monsieur semble y consentir.»

      Le capitaine écoutait d'un air hébété, sans trop comprendre. Le jeune comte se tourna vers lui comme pour le prendre à partie.

      «Monsieur, lui dit-il, je suis le fils aîné du marquis de Kerpry, qui est connu de tout le faubourg Saint-Germain, et qui a son hôtel rue Saint-Dominique.

      —Quel bonheur!» s'écria étourdiment Éliane.

      Le comte répondit à cette exclamation par un salut froid et cérémonieux. Il poursuivit:

      «Monsieur, comme mon père, mon grand-père et mon bisaïeul étaient fils uniques, et qu'il n'y a jamais eu deux branches dans la famille, vous excuserez l'étonnement qui nous a saisis le jour où nous avons appris par les journaux le mariage d'un marquis de Kerpry.

      —Je n'avais donc pas le droit de me marier? demanda le capitaine en se frottant les yeux.

      —Je ne dis pas cela, monsieur. Nous avons à la maison, outre l'arbre généalogique de la famille, tous les papiers qui établissent nos droits à porter le nom de Kerpry. Si vous êtes notre parent, comme je le désire, je ne doute pas que vous n'ayez aussi entre les mains quelques papiers de famille.

      —À quoi bon? les paperasses ne prouvent rien, et tout le monde sait qui je suis.

      —Vous avez raison, monsieur, il ne faut pas beaucoup de parchemins pour établir une preuve solide; il suffit d'un acte de naissance, avec...

      —Monsieur, mon acte de naissance porte le nom de Benoît. Il est daté de 1794. Comprenez-vous?

      —Parfaitement, monsieur, et, en dépit de cette circonstance, je conserve l'espoir d'être votre parent. Êtes-vous né à Kerpry ou dans les environs?

      —Kerpry?... Kerpry? où prenez-vous Kerpry?[27]

      —Mais où il a toujours été: à trois lieues de Dijon, sur la route de Paris.

      —Eh! monsieur, que m'importe à moi?[28] puisque Robespierre a vendu les biens de la famille...

      —On vous a mal informé, monsieur. Il est vrai que la terre et le château ont été mis en vente comme biens d'émigré,[29] mais ils n'ont pas trouvé d'acheteur, et S. M.[30] le roi Louis XVIII a daigné les rendre à mon père.»

      Le capitaine était insensiblement sorti de sa torpeur; ce dernier trait acheva de le réveiller. Il marcha, les poings serrés, vers son frêle adversaire, et lui cria dans le visage:

      «Mon petit monsieur, il y a quarante ans que je suis marquis de Kerpry, et celui qui m'arrachera mon nom aura le poignet solide.»

      Le comte pâlit de colère, mais il se souvint de la présence d'Éliane, qui s'étendait, anéantie, sur une chaise longue. Il répondit d'un ton dégagé:

      «Mon grand monsieur, quoique les jugements de Dieu[31] soient passés de mode, j'accepterais volontiers le moyen de conciliation que vous m'offrez, si j'étais seul intéressé dans l'affaire. Mais je représente ici mon père, mes frères et toute une famille, qui aurait lieu de se plaindre si je jouais ses intérêts à pile ou face. Permettez-moi donc de retourner à Paris. Les tribunaux décideront lequel de nous usurpe le nom de l'autre.»

      Là-dessus le comte fit une pirouette, salua profondément la prétendue marquise, et regagna sa chaise de poste avant que le capitaine eût songé à le retenir.

      Le samovar ne bouillait plus; mais ce n'était pas de thé qu'il s'agissait[32] entre le capitaine et sa femme. Éliane voulait savoir si elle était oui ou non marquise de Kerpry. L'impétueux Benoît, qui venait d'user son reste de patience, s'oublia au point de battre la plus jolie personne du département. C'est à ces circonstances que Mme Benoît faisait allusion lorsqu'elle parlait de quelques heures désagréables oubliées depuis longtemps.

      Le procès Kerpry contre Kerpry ne se fit pas attendre.[33] Le sieur Benoît eut beau répéter par l'organe de son avocat qu'il s'était toujours entendu appeler marquis de Kerpry, il fut condamné à signer Benoît et à payer les frais. Le jour où il reçut cette nouvelle, il écrivit au jeune comte une lettre d'injures grossières, signée Benoît. Le dimanche suivant, vers huit heures du matin, il rentra chez lui sur un brancard, avec dix centimètres de fer dans le corps. Il s'était battu, et l'épée du comte s'était brisée dans la blessure. Éliane, qui dormait encore, arriva juste à temps pour recevoir ses excuses et ses adieux.

      Si cette aventure n'avait pas fait un scandale épouvantable, la province ne serait pas la province. Les hobereaux du voisinage témoignèrent une exaspération comique: ils auraient voulu reprendre à la fausse marquise les visites qu'ils lui avaient faites. La veuve n'entendit pas le bruit qui se faisait autour d'elle: elle pleurait. Ce n'est pas qu'elle regrettât rien de M. Benoît, dont les défauts, petits et grands, l'avaient à jamais corrigée du mariage; mais elle déplorait sa confiance trompée, ses espérances perdues, son horizon rétréci, son ambition condamnée à l'impuissance. Si vous voulez vous peindre l'état de son âme, figurez-vous un fakir à qui l'on signifie qu'il ne verra jamais Wichnou.[34] Du fond de sa retraite, elle lançait sur le faubourg Saint-Germain des regards d'Ève chassée du paradis terrestre.

      Un matin qu'elle pleurait sous un berceau de clématites en fleur (c'était dans l'été de 1834), sa fille passa en courant auprès d'elle. Elle arrêta l'enfant par sa robe et la baisa cinq ou six fois, en se reprochant de songer moins à sa fille qu'à ses chagrins. Lorsqu'elle l'eut bien embrassée, elle la regarda en face et fut satisfaite de l'examen. À quatre ans et demi, la petite Lucile annonçait une beauté fine et aristocratique. Ses traits étaient charmants; les attaches des pieds et des mains, exquises. Éliane eut beau fouiller dans sa mémoire, elle ne se souvint pas d'avoir vu jouer aux Tuileries un seul enfant


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