Le roman d'un enfant. Pierre Loti

Le roman d'un enfant - Pierre Loti


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dans le pays par les tisserands campagnards, et aujourd'hui tout à fait démodée, qu'on appelait «nouïs». (Notre maison d'alors était restée telle que ma grand'mère maternelle l'avait arrangée lorsqu'elle s'était décidée à quitter l'île pour venir se fixer sur le continent.—Je reparlerai un peu plus tard de cette île qui prit bientôt, pour mon imagination d'enfant, un attrait si mystérieux.—C'était une maison de province très modeste, où se sentait l'austérité huguenote, et dont la propreté et l'ordre irréprochables étaient le seul luxe.)

      ...Dans le cercle lumineux qui, décidément, se rétrécissait de plus en plus, je sautais toujours. Mais, tout en sautant, je pensais, et d'une façon intense qui, certainement, ne m'était pas habituelle. En même temps que mes petites jambes, mon esprit s'était éveillé; une clarté un peu plus vive venait de jaillir dans ma tête, où l'aube des idées était encore si pâle. Et c'est sans doute à cet éveil intérieur que ce moment fugitif de ma vie doit ses dessous insondables; qu'il doit surtout la persistance avec laquelle il est resté dans ma mémoire, gravé ineffaçablement. Mais je vais m'épuiser en vain à chercher des mots pour dire tout cela, dont l'indécise profondeur m'échappe... Voici, je regardais ces chaises, alignées le long des murs, et je me rappelais les personnes âgées, grand'mères, grand'tantes et tantes, qui y prenaient place d'habitude, qui tout à l'heure viendraient s'y asseoir... Pourquoi n'étaient-elles pas là? En ce moment, j'aurais souhaité leur présence autour de moi comme une protection. Elles se tenaient sans doute là-haut, au second étage, dans leurs chambres; entre elles et moi, il y avait les escaliers obscurs, les escaliers que je devinais pleins d'ombre et qui me faisaient frémir... Et ma mère? J'aurais surtout souhaité sa présence à elle; mais je la savais sortie dehors, dans ces rues longues dont je ne me représentais pas bien les extrémités, les aboutissements lointains. J'avais été moi-même la conduire jusqu'à la porte, en lui demandant: «Tu reviendras, dis?» Et elle m'avait promis qu'en effet elle reviendrait. (On m'a conté plus tard qu'étant tout petit, je ne laissais jamais sortir de la maison aucune personne de la famille, même pour la moindre course ou visite, sans m'être assuré que son intention était bien de revenir. «Tu reviendras, dis?» était une question que j'avais coutume de poser anxieusement après avoir suivi jusqu'à la porte ceux qui s'en allaient.) Ainsi, ma mère était sortie... cela me serrait un peu le cœur de la savoir dehors... Les rues!... J'étais bien content de ne pas y être, moi, dans les rues, où il faisait froid, où il faisait nuit, où les petits enfants pouvaient se perdre... Comme on était bien ici, devant ces flammes qui réchauffaient; comme on était bien, dans sa maison! Peut-être n'avais-je jamais compris cela comme ce soir; peut-être était-ce ma première vraie impression d'attachement au foyer—et d'inquiétude triste, à la pensée de tout l'immense inconnu du dehors. Ce devait être aussi mon premier instant d'affection consciente pour ces figures vénérées de tantes et de grand'mères qui ont entouré mon enfance et que, à cette heure de vague anxiété crépusculaire, j'aurais désiré avoir toutes, à leurs places accoutumées, assises en cercle autour de moi...

      Cependant les belles flammes folles dans la cheminée avaient l'air de se mourir: la brassée de menu bois était consumée et, comme on n'avait pas encore allumé de lampe, il faisait plus noir. J'étais déjà tombé une fois, sur le tapis de nouïs, sans me faire de mal, et j'avais recommencé de plus belle. Par instants, j'éprouvais une joie étrange à aller jusque dans les recoins obscurs, où me prenaient je ne sais quelles frayeurs de choses sans nom; puis à revenir me réfugier dans le cercle de lumière, en regardant avec un frisson si rien n'était sorti derrière moi, de ces coins d'ombre, pour me poursuivre.

      Ensuite, les flammes se mourant tout à fait, j'eus vraiment peur; tante Berthe, trop immobile sur sa chaise et dont je sentais le regard seul me suivre, ne me rassurait plus. Les chaises même, les chaises rangées autour de la salle, commençaient à m'inquiéter à cause de leurs grandes ombres mouvantes qui, au gré de la flambée à l'agonie, montaient derrière elles, exagérant la hauteur des dossiers le long des murs. Et surtout il y avait une porte, entr'ouverte sur un vestibule tout noir—lequel donnait sur le grand salon plus vide et plus noir encore... oh! cette porte, je la fixais maintenant de mes pleins yeux, et, pour rien au monde, je n'aurais osé lui tourner le dos.

      C'était le début de ces terreurs des soirs d'hiver qui, dans cette maison pourtant si aimée, ont beaucoup assombri mon enfance.

      Ce que je craignais de voir arriver par là n'avait encore aucune forme précise; plus tard seulement, mes visions d'enfant prirent figure. Mais la peur n'en était pas moins réelle et m'immobilisait là, les yeux très ouverts, auprès de ce feu qui n'éclairait plus,—quand tout à coup, du côté opposé, par une autre porte, ma mère entra... Oh! alors je me jetai sur elle; je me cachai la tête, je m'abîmai dans sa robe: c'était la protection suprême, l'asile où rien n'atteignait plus, le nid des nids où l'on oubliait tout...

      Et, à partir de cet instant, le fil de mon souvenir est rompu, je ne retrouve plus rien.

       Table des matières

      Après l'image ineffaçable laissée par cette première frayeur et cette première danse devant une flambée d'hiver, des mois ont dû passer sans que rien se gravât plus dans ma tête. Je retombai dans cette demi-nuit des commencements de la vie que traversaient à peine d'instables et confuses visions, grises ou roses sous des reflets d'aube.

      Et je crois que l'impression suivante fut celle-ci, que je vais essayer de traduire: impression d'été, de grand soleil, de nature, et de terreur délicieuse à me trouver seul au milieu de hautes herbes de juin qui dépassaient mon front. Mais ici les dessous sont encore plus compliqués, plus mêlés de choses antérieures à mon existence présente; je sens que je vais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer...

      C'était dans un domaine de campagne appelé «la Limoise», qui joué plus tard un grand rôle dans ma vie d'enfant. Il appartenait à de très anciens amis de ma famille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins, leur maison touchant presque la nôtre. Peut-être, l'été précèdent, étais-je déjà venu à cette Limoise,—mais à l'état inconscient de poupée blanche que l'on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parler était certainement le premier où j'y venais comme petit être capable de pensée, de tristesse et de rêve.

      J'ai oublié le commencement, le départ, la route en voiture, l'arrivée. Mais, par un après-midi très chaud, le soleil déjà bas, je me revois et je me retrouve si bien, seul au fond du vieux jardin à l'abandon, que des murs gris, rongés de lierre et de lichen, séparaient des bois, des landes à bruyères, des campagnes pierreuses d'alentour. Pour moi, élevé à la ville, ce jardin très grand, qu'on n'entretenait guère, et où les arbres fruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et des mystères de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis de bordure, je m'étais perdu au milieu d'un des grands carrés incultes du fond, parmi je ne sais quelles hautes plantes folles,—des asperges montées, je crois bien,—envahies par de longues herbes sauvages. Puis je m'étais accroupi, à la façon de tous les petits enfants, pour m'enfouir davantage dans tout cela qui me dépassait déjà grandement quand j'étais debout. Et je restais tranquille, les yeux dilatés, l'esprit en éveil, à la fois effrayé et charmé. Ce que j'éprouvais, en présence de ces choses nouvelles, était encore moins de l'étonnement que du ressouvenir; la splendeur des plantes vertes, qui m'enlaçait de si près, je savais qu'elle était partout, jusque dans les profondeurs jamais vues de la campagne; je la sentais autour de moi, triste et immense, déjà vaguement connue; elle me faisait peur, mais elle m'attirait cependant,—et, pour rester là le plus longtemps possible sans qu'on vînt me chercher, je me cachais encore davantage, ayant pris sans doute l'expression de figure d'un petit Peau-Rouge dans la joie de ses forêts retrouvées.

      Mais tout à coup je m'entendis appeler: «Pierre! Pierre! mon petit Pierrot!» Et sans répondre, je m'aplatis bien vite au ras du sol, sous les herbages et les fines branches fenouillées des asperges.

      Encore:


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