Pour la patrie: Roman du XXe siècle. Jules Paul Tardivel
passion est de rendre service à votre pays, à vos compatriotes. J'admire ce noble désintéressement. Vous êtes député, non par goût, mais par devoir, n'est-ce pas? et si une autre position, où vous pourriez rendre encore plus de services aux vôtres, vous était offerte, vous l'accepteriez, n'est-il pas vrai?
—Sans doute, répondit Lamirande, je ne suis pas député par goût, mais je ne vois guère d'autre poste où je pourrais, en ce moment, être de quelque utilité réelle à mes compatriotes.
—J'en vois un, moi, et je vous l'offre; c'est celui de consul général du Canada, du futur Canada libre, à Paris ou à Washington, à votre choix!
Pour que le vieux scélérat m'offre un tel prix se dit Lamirande en lui-même, il faut qu'il ait grand besoin de m'éloigner du pays. Son projet doit être diabolique! Après un moment de silence, il jeta sur Sir Henry un regard qui força le tentateur à baisser les yeux.
—Certes, dit-il, votre offre est magnifique, trop belle; elle est même suspecte. Je vous prie de croire que mon poste, pour le moment, est ici, et ici je resterai.
—Mais vous n'y pensez pas! Quel bien vous pourriez faire à Paris, en établissant des relations plus intimes entre la France et le Canada; ou à Washington, en travaillant à l'avancement de ceux de vos compatriotes qui sont encore là-bas.
—Je pourrais peut-être y faire un peu de bien, mais mon devoir est de rester ici et de travailler à vous empêcher de faire du mal. Du reste, pourquoi m'offrez-vous cette position maintenant? Pourquoi n'avez-vous pas attendu le règlement de notre avenir national? Croyez-vous, Sir Henry Marwood, que je ne lis pas jusqu'au fond de votre âme?
La voix de Lamirande vibrait d'émotion. Sir Henry ne pouvait pas regarder le jeune député en face. Le vieil intrigant, qui avait mené à bonne fin cent affaires de ce genre, se sentait dominé, écrasé. Toutefois, changeant de ton, il fît un dernier effort, un coup d'audace.
—Très bien! dit-il, d'une voix devenue subitement dure et cassante. Jouons cartes sur table. Mon projet ne vous conviendra pas, j'en suis convaincu. Vous le combattez; mais vous le savez aussi bien que moi, tout ce que vous pourrez faire n'empêchera pas mon projet d'être accepté par la Chambre. Dès lors, pourquoi rejeter un poste où vous pourriez être utile à vos amis, à votre race? Vous allez les priver, par simple entêtement, pour le simple plaisir de me faire la guerre, d'avantages très considérables. Est-ce juste. Est-ce patriotique?
—Mais si vous ne redoutez rien de mon opposition, pourquoi tant d'efforts pour obtenir mon silence? Et si c'est par sympathie pour notre race que vous agissez, pourquoi exiger que j'achète cette position au prix d'une infâme trahison? Sir Henry, je suis chez vous et je ne vous dirai pas les paroles que vous méritez d'entendre. Mais vous comprendrez sans peine qu'après ce qui vient de se passer je ne puis rester davantage sous votre toit ni m'asseoir à votre table. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
Puis il s'éloigna avec dignité, laissant le premier ministre tout abasourdi. Dans sa longue expérience des hommes et des choses, sir Henry n'avait jamais rien vu de semblable.
—Après tout, je l'admire, murmura-t-il. Et cette fois il était sincère en le disant.
Lamirande se dirigea vers l'endroit du salon où Leverdier causait encore avec le baron de Portal.
—Bien fâché, mon cher, dit-il, d'interrompre ton entretien avec M. le baron, mais il faut que je m'en aille et tu voudras sans doute partir avec moi.
Leverdier saisit la situation, et, s'excusant auprès du baron, il alla rejoindre son ami.
—Il a voulu t'acheter, sans doute, et tu l'as planté là! très bien! Mais faut-il absolument que nous nous en allions tout de suite? Je voudrais bien savoir un peu ce qui se brasse.
—J'en sais assez! Allons-nous en! Je te raconterai cela tout à l'heure. Allons-nous en au plus tôt. Ce n'est pas un endroit pour des chrétiens ici. L'atmosphère est toute remplie, tout épaisse de démons. On les voit presque. Viens-t'en!
Leverdier n'hésitait plus. En se dirigeant vers la porte du salon les deux amis rencontrèrent un jeune Anglais à la figure ouverte et agréable.
—Mon cher Vaughan, s'écria Lamirande, que je suis content de te rencontrer! Je te présente mon ami Leverdier, mon bras droit; ou plutôt je devrais dire que c'est moi qui suis son bras droit; car il est journaliste, c'est-à-dire faiseur et défaiseur de députés. Toi, mets ton paletot et viens nous accompagner jusqu'à la rue Rideau. Tu reviendras ensuite à temps pour le dîner.
—Vous ne dînez donc pas ici? demanda Vaughan surpris. Qu'est-ce que cela signifie?
—Viens, et nous causerons de cela au clair de la lune.
Tout en cheminant du côté de l'hôtel du parlement, Lamirande raconta à ses amis ce qui venait de se passer entre le premier ministre et lui. Puis s'adressant à Vaughan:
—Comment trouves-tu le procédé de ton respectable chef?
—D'abord, répliqua le jeune Anglais, il n'est pas mon chef. J'ai des idées politiques qui me guident, mais des chefs politiques qui me mènent, je n'en ai pas. Du reste, tu sais jusqu'à quel point j'abhorre ces abominables manigances qu'on appelle la diplomatie. Tout cela est honteux et indigne de la nature humaine.
—Pourtant, mon pauvre ami, la nature humaine devient l'esclave de ces manigances du moment que la religion cesse de la soutenir et de la fortifier.
—Sans vouloir me vanter, je puis dire que le seul respect de ma dignité humaine me protège contre ces bassesses.
—Tu n'as pas fini de vivre. Attends l'avenir avant de te prononcer définitivement. Tu n'as peut-être pas encore rencontré une tentation sérieuse sur ta route. Pour moi, je suis convaincu que, tôt ou tard, tu te jetteras, soit dans les bras de l'Église, soit dans quelque abîme effroyable. Car le sentiment de sa dignité, sans la grâce divine, ne saurait soutenir l'homme et le prémunir contre les chutes jusqu'au bout de sa carrière. Mais parlons politique... Tu n'as pas de chef, dis-tu; tu renies sir Henry et ses procédés; tu partages toutefois ses idées, tu soutiens ses projets, librement et honnêtement, soit; mais ces idées et ces projets, sir Henry ne les fait prévaloir que grâce à ces abominables manigances que tu condamnés avec tant de chaleur. Cela ne te fait-il pas douter un peu de la bonté de ces idées et de ces projets? N'est-il pas raisonnable de dire que ce qui est vraiment bon n'a pas besoin, pour réussir, de ces moyens ignobles?
—Je condamne ces moyens et je ne voudrais jamais les employer moi-même; mais je reconnais qu'il est difficile d'obtenir un succès quelconque dans le monde politique sans y avoir recours, à cause de l'esprit de vénalité qui règne partout.
—Et la fameuse dignité humaine, qu'en fais-tu?
—Si tout le monde avait le sentiment de cette dignité, elle suffirait; mais tout le monde ne l'a pas.
—Pourquoi tout le monde ne respecte-t-il pas cette dignité humaine, puisque ce sentiment est purement naturel? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas honnêtes?
—Le sais-je, moi! Pourquoi tous les hommes n'ont-ils pas la beauté physique? Pourquoi y a-t-il des infirmes, des bossus, des sourds-muets, des borgnes, des aveugles?
—D'un autre côté, il y a trop d'ordre, trop d'harmonie dans le monde visible pour qu'un homme raisonnable puisse parler du hasard. Admets donc un Dieu Créateur de toutes choses; une divine Providence qui surveille et gouverne toutes choses; une vie future où chacun sera récompensé selon ses œuvres; une chute originelle qui a gravement affaibli et vicié la nature humaine; un Dieu Sauveur qui a racheté l'homme déchu et lui a donné les moyens de reconquérir l'héritage céleste; admets ces vérités et tu pourras résoudre tous les redoutables problèmes que nous offre l'humanité.
—J'admets volontiers que ton système est d'une logique rigoureuse: tout s'y tient et s'enchaîne. S'il y a quelque chose de vrai en fait de religion, c'est la doctrine catholique. Mais... nous parlerons de cela plus tard.