Pour la patrie: Roman du XXe siècle. Jules Paul Tardivel

Pour la patrie: Roman du XXe siècle - Jules Paul Tardivel


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cet ultimatum. Il y a trois mois à peine, elle donnait avis officiel au Canada que le ler mai prochain le gouverneur-général serait rappelé et qu'il n'aurait pas de remplaçant.

      —C'est-à-dire que vous voilà libres, fit le baron.

      —Oui, reprit le journaliste, nous voici libres. Mais qu'allons nous faire de notre liberté? Le cadeau est quelque peu embarrassant. Très certainement le cabinet de Washington avait une arrière-pensée en nous faisant octroyer notre indépendance: c'est dans le dessein de nous faire l'honneur de nous annexer de force, sous un prétexte quelconque. Mais la Providence s'en mêle, et voilà tout à coup nos entreprenants voisins en guerre avec l'Espagne à propos de l'île de Cuba; tandis que du côté du Mexique il y a des nuages très noirs; sans compter les grèves qui éclatent de plus en plus nombreuses, prenant les proportions d'une guerre civile chronique. Plus moyen de songer à s'annexer le Canada. Nous cherchons donc à nous constituer en pays tout à fait autonome.

      —Cela doit être une tâche assez facile.

      —Malheureusement non. Trois voies s'ouvrent devant nous: le statu quo, l'union législative et la séparation. Un mot d'explication sur chacune. Si nous adoptions ce que l'on appelle le statu quo, la transition se ferait à peu près sans secousse. Nous resterions avec notre constitution fédérative, notre gouvernement central et nos administrations provinciales. Le gouverneurgénéral, au lieu d'être nommé par l'Angleterre, serait élu par nous, voilà toute la différence. Le parti conservateur, actuellement au pouvoir à Ottawa, est favorable au statu quo. Ce parti se compose des modérés. Les modérés, cela veut dire, en premier lieu, tous les gens en place, avec leurs parents et amis, ainsi que ceux qui ont l'espoir de se placer, avec leurs parents et leurs amis; ensuite, les entrepreneurs et les fournisseurs publics avec tous ceux qui les touchent de près ou de loin; enfin, les personnes qui n'ont pas assez d'énergie et d'esprit d'indépendance pour vouloir autre chose que ce que veulent les journaux qu'ils lisent et les chefs politiques qu'ils suivent.

      —Le parti du statu quo doit être formidable par le nombre! Je me demande s'il reste quelque chose pour les deux autres partis.

      —Dans toutes les provinces il y a des partisans de l'union législative. Ce sont principalement les radicaux les plus avancés, les francs-maçons notoires, les ennemis déclarés de l'Église et de l'élément canadien-français. Dans la province de Québec ce groupe est très actif. À sa tête est un journaliste nommé Ducoudray, directeur de la Libre-Pensée, de Montréal. Il va sans dire que les unionistes cachent leur jeu, autant que possible. Ils demandent l'union législative ostensiblement pour obtenir plus d'économie dans l'administration des affaires publiques. Mais ce n'est un secret pour personne que leur véritable but est l'anéantissement de la religion catholique. Pour atteindre la religion, ils sont prêt à sacrifier l'élément français, principal appui de l'Église en ce pays.

      —Voilà un parti que ne se recommande guère aux honnêtes gens! J'ai hâte de vous entendre parler du troisième.

      —Le troisième groupe est celui des séparatistes. M. Lamirande, que vous avez vu tout à l'heure, en est le chef, et votre humble serviteur en fait partie. Nous trouvons que le moment est favorable pour ériger le Canada français en État séparé et indépendant. Notre position géographique, nos ressources naturelles, l'homogénéité de notre population nous permettent d'aspirer à ce rang parmi les nations de la terre. La Confédération actuelle offre peut-être quelques avantages matériels; mais au point de vue religieux et national elle est remplie de dangers pour nous; car les sectes ne manqueront pas de la faire dégénérer en union législative, moins le nom. D'ailleurs, les principaux avantages matériels qui découlent de la Confédération pourraient s'obtenir également par une simple union postale et douanière. Notre projet, dans la province de Québec, a l'appui des catholiques militants non aveuglés par l'esprit de parti. Le clergé, généralement, le favorise, bien qu'il n'ose dire tout haut ce qu'il pense, car depuis longtemps le prêtre, chez nous, n'a pas le droit de sortir de la sacristie. Dans les autres provinces cette idée de séparation paisible a fait du chemin. Il y a un groupe assez nombreux qui est très hostile à l'union législative et qui préférerait la séparation au projet des radicaux. Ce groupe se compose des catholiques de langue anglaise et d'un certain nombre de protestants non fanatisés. Il a pour cri de ralliement: Pas d'Irlande, pas de Pologne en Amérique! Il ne veut pas que le Canada français soit contraint de faire partie d'une union qui serait pour lui un long et cruel martyre. Le chef parlementaire de ce parti est M. Lawrence Houghton, protestant, mais homme intègre, honorable et rempli de respect pour l'Église, de sympathie pour l'élément français. Voilà, monsieur le baron, un aperçu de la situation politique du Canada en ce moment. J'espère que je me suis exprimé avec assez de clarté?

      —Votre récit m'a vivement intéressé, cher monsieur, et je vous en remercie. Je suis séparatiste, moi aussi, je vous l'assure, et je ne conçois pas qu'un Français catholique puisse être autre chose, sans trahir sa religion et sa nationalité. Mais, dites-moi, le parlement d'Ottawa est-il actuellement réuni pour régler cette question?

      —Oui, monsieur le baron. Le gouvernement fédéral, dont notre hôte est le très habile et très rusé chef, a réussi à faire voter pour toutes les législatures des “résolutions” qui autorisent le parlement d'Ottawa à régler définitivement la question de notre avenir politique et national. Nous avons combattu ce projet devant la législature de Québec, voulant réserver aux provinces au moins le droit de veto; mais ç'a été en vain: l'esprit de parti, l'intrigue et la corruption l'ont emporté sur nous. Nous voici donc à Ottawa pour tenter un dernier et suprême effort, sans grand espoir de succès, toutefois.

      —Quelle sera, pensez-vous, l'issue de la lutte?

      —Sous prétexte d'améliorer la constitution actuelle, Sir Henry va déposer, ces jours-ci, le projet d'une nouvelle loi organique. Ce sera, j'ai tout lieu de le croire, une véritable union législative déguisée sous le nom de confédération. On prétendra maintenir les grandes lignes du statu quo; en réalité, ce sera l'étranglement de l'Église et du Canada français. Entre nous, Sir Henry est franc-maçon de haute marque, c'est-à-dire profondément hostile à l'Église. S'il ne propose pas ouvertement l'union législative, c'est qu'il craint un échec, voilà tout.

      —Vous le soupçonnez de jouer double jeu?

      —Certainement, et ce n'est pas un jugement téméraire, je vous l'assure. S'il a invité Lamirande et moi, c'est dans quelque dessein perfide.

      —Pourvu qu'il ne vous compromette pas! Le voilà en tête-à-tête avec votre ami.

      —Ne craignez pas pour Lamirande, il est solide comme le roc et assez intelligent pour ne pas se laisser prendre par Sir Henry. Nous nous sommes rendus à son invitation exprès pour connaître un peu les pièges qu'il tend et les intrigues qu'il veut nouer.

      Pendant ce colloque entre le journaliste et le baron, Sir Henry Marwood avait conduit Lamirande un peu à l'écart. Il le tenait toujours affectueusement par le bras.

      —Mon cher monsieur Lamirande, dit le vieux diplomate de sa voix la plus câline, il y a longtemps que je désire m'entretenir familièrement, à cœur ouvert, avec vous. Vous m'avez souvent combattu, mais je me suis toujours vivement intéressé à vous. Vous êtes un jeune homme de talent et d'avenir. Je vous considère comme le véritable représentant de votre race. Votre race, quoi que vous en pensiez, je ne lui veux que du bien. Je désire l'honorer en votre personne.

      —Vous êtes bien trop flatteur, répondit froidement Lamirande qui entrevoyait déjà où son interlocuteur voulait en venir.

      Il me croit capable de me vendre, pensa le député. Hélas! il a vu tant des nôtres se livrer à lui pour un peu d'or ou quelques misérables honneurs.

      Son premier mouvement fut de repousser avec indignation l'offre que Sir Henry n'avait pas encore clairement formulée. Mais il se ravisa. Ne brusquons rien, se dit-il; par les efforts qu'il fera pour se débarrasser de moi, je pourrai juger de la noirceur du projet qu'il nous prépare.

      Lamirande


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