Simone. Victor Tissot
—Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont pas… chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus.
—C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je n'avais pas été augmenté depuis quatre ans… aujourd'hui, c'est-à-dire depuis la noyade du petit chien de Madame.
—Je me souviens… Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par an.
—Je remercie infiniment monsieur.
Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne, taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se frottant les mains.
Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M. Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et, dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée!
Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le parc.
Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue, était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur les deux autres côtés.
Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les escarbilles de charbon tombées sur ses salades.
A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air. Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une demi-douzaine de dieux aquatiques.
Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre!
M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement beau.
Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes.
Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée. Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille.
Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur.
Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un gazouillis de voix féminines attira son attention.
—J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère… Pousse un peu… Là, je suis assise sur le mur.
Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs sous un casque blond. Il entendit:
—Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet.
Il cria:
—Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier.
Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet».
Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier l'insolence de ces petites filles.
—Tant-Seulement!
—Monsieur!
—Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas tout.
Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large.
—Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent des branches de lilas, le lilas de ma fille.
—Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux.
—Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort, mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les polisseuses?
—Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée… Ça pourrait bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans l'estomac… Il y a encore…
—Bien, cela suffit.
—C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs, vraisemblablement, à la station des tramways… Ce qu'elle est fière, cette l'Embaumée, malgré sa bosse!
—Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une prime de quarante sous.
—Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les têtes, probablement.
—Prends le signalement et tape ensuite… mais pas trop fort.
—Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement.
—Quel métier, mon garçon?
—Pincer les maraudeurs.
—Ah bast!
—Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche,