Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman. Boylesve René
sérieux. Ils ne me faisaient souvenir que des figures solennelles que j'aperçus une fois autour de la table du conseil municipal dans une petite ville de province où je suis né. J'étais parmi eux aussi à l'aise et aussi garanti de fortes impressions que je le dus être en face de ces bonnes gens assemblés sous le buste de plâtre. Cette qualité des objets est d'une importance extrême. S'ils vous agréent, vous vous prolongez en eux. Ils augmentent votre douleur ou votre joie; toute leur surface s'ajoute à celle de votre sensibilité. Si non, ils sont comme de ces gens quelconques, de qui l'on fait abstraction sans scrupule, qui ne sont jamais gênants. Jamais l'émotion qui me brûlait ne pourrait échauffer les pendules ou les lithographies de Mme de la Julière au point de leur communiquer ces petites âmes que l'on insuffle aux choses amies et qui vous parlent, qui vous racontent à vous-même, trop clairement parfois. Enfin j'étais là moins que nulle part encombré de ma personne.
Ma bonne cousine crut que ne descendant pas chez moi, je me dérobais aux assiduités d'une maîtresse, et me plaisanta au sujet de mes goûts versatiles.
Naturellement, avant que huit jours ne fussent écoulés, je lui avais dit tout ce qu'il en était.
Voilà qu'elle veut entrer tout de suite en relations avec cette jeune fille, et me la faire épouser.
—Mais, ma bonne cousine, puisqu'elle est fiancée!...
—Ta! ta! ta! Mais elle rompra pour vous!... On a vu accomplir des choses plus malaisées!
—Mais, puisqu'elle veut être très riche! très riche! entendez-vous?
—Allons donc! cela prouve, mon grand bête de cousin, que le cœur de cette petite n'a pas encore parlé, voilà tout. Elle est candide comme un agneau blanc, la chère enfant. Mais elle aimera; elle vous aimera; ça ne laisse aucun doute!... Allons! dites-moi, où perche cette famille?
—Mais, pas très loin, avenue Henri-Martin, un petit hôtel...
—Courez-y donc, au lieu de rester là à vous morfondre, sur les chenets!
Je n'y courus pas; j'attendis passer quelques semaines encore; enfin je me présentai avenue Henri-Martin.
Fus-je plus heureux? Fus-je plus misérable qu'auparavant? Étranges effets des fortes impressions successives et des contrastes violents: douleur de l'absence et présence soudaine; un être cru perdu, éloigné à jamais et qui est là tout à coup et vous sourit. La réaction bouleverse; on y perd la tête... La présence a des effets si considérables dans le monde sentimental! On ne saurait ni affirmer ni nier qu'une femme que l'on tient sous son regard, et sous l'influence de sa pensée par des paroles séduisantes, et qui vous reçoit un moment dans ses yeux et dans toute son attention éveillée, vous aime ou ne vous aime point, au moins en cet instant. Je suis sûr, quant à moi, que j'ai aimé ainsi, durant des minutes, et que je l'ai oublié après. Que faudrait-il pour que le sentiment persistât, reçût le don de vitalité? De sorte que je sentais qu'il m'arriverait souvent de sortir de chez cette enfant avec l'idée que toute son attitude avait marqué qu'elle m'aimait et que je serais, peu après, persuadé que d'autres personnes étaient autorisées à se faire la même réflexion et me remplaceraient en cette minute attentive dont j'étais déjà éperdument jaloux.
Comme je la regardais, un moment, en me taisant, elle me dit:
—Vous ne me reconnaissez pas?
—Si et non...
—Si, vous me reconnaissez, parce que j'ai toujours l'air aussi pointu et sec, puis instantanément chiffon, pommade ou lénitif, comme vous voudrez; parce que je semble étourdie comme la girouette du campanile de Saint-Marc et tout à coup sérieuse comme le bonnet de grand'maman, qu'il faudra aussi vous présenter. N'est-ce pas, mère, il faudra présenter grand'maman à Monsieur?
Vous me suivez bien, n'est-ce pas? Eh bien! vous avez de la chance...
Donc maintenant, vous avez dit que vous ne me reconnaissiez pas: j'imagine que cela vient de ce que vous m'avez vue vêtue comme un sac de nuit et que je vous fais presque l'effet de toucher à l'élégance. A l'étranger on a du goût aux belles choses, ici à soi. Ah! vous avez eu bien du mérite à ne pas vous tenir écarté de mon écossais.—Madame, dit-elle à une personne qui venait de s'asseoir, venez donc l'an prochain au quai des Esclavons voir ma robe écossaise. Cela vaut le pavois d'une frégate italienne au passage d'un prince allemand...
—Eh bien, voilà, chère mignonne, dit cette dame, un attrait qui suffirait à me conduire au quai des Esclavons. Et vous retournez là-bas l'an prochain?
—A Venise? toujours! J'ai aimé cette ville à la folie. Non pas tout de suite, non! Pas de coup de foudre, vous savez. Je m'y suis même promenée pas mal de temps comme une petite sotte, et j'ai honte d'avouer aujourd'hui que je me suis ennuyée au Lido... Et puis, un beau jour... oui, mettons un beau jour! cric! crac! les portes s'ouvrent; et j'aime, j'aime tout de ce pays!...
—Oh! oh! mais racontez-moi ce miracle! Je sais que rien n'est si commun que le miracle, de nos jours, mais celui-ci me plaît.
—Mais! en vérité, je ne saurais dire... je ne sais comment cela est venu; vous savez, il y a de ces ciels qui s'éclaircissent d'un coup, sans, qu'on remarque que la brise a changé.
—Madame, fit observer la maman, qui ne parle qu'avec parcimonie, il serait injuste de ne pas attribuer à Monsieur la part qui lui revient en cette belle éclaircie. Monsieur est artiste et érudit et il excelle à vous montrer la beauté de ce qu'il touche...
—A moins, ajouta la jeune fille vivement et avec une pointe malicieuse, que Monsieur ne soit lui-même si nuageux qu'il répande le mauvais temps tout alentour...
Ce petit détour me sauva d'entendre mes louanges et nous tira tous d'un embarras qui naissait, malgré tout, de la conversation. Elle se prolongea sur un ton badin, et, dans le brouhaha de l'entrée de plusieurs personnes, la jeune fille m'avisa avec une mine grave et fâchée:
—J'ai peur, dit-elle, que vous ne me croyiez pas sérieuse.
—Je vous prends tout à fait au sérieux!
—Vous qui raillez sans en avoir l'air, vous devriez pourtant comprendre que l'on puisse ne pas railler quand on en a les apparences...
Il n'y avait plus de refuge, plus de repos pour moi, nulle part; car je sentais que sans elle, il n'existait pas un endroit où je pusse m'asseoir en me disant: je suis bien là. Tout ce que je pouvais voir était vide et sans attrait. Paris était transformé en un désert, et la vue de tout ce néant me donnait le vertige.
Cependant je m'efforçais à espacer mes visites.
Comme toutes les fois que j'ai senti l'amour, un instinct de ruse se réveillait en moi. J'abhorre, à l'ordinaire, tout ce qui est de biais, tout ce qui est louvoiement, dissimulation ou mensonge. Dès que j'aime, je me sens prêt à toutes les canailleries. C'est ainsi que je fis naître adroitement lors d'une de nos entrevues dans le salon de l'avenue Henri-Martin, l'idée qu'il y aurait beaucoup d'agrément à retrouver dans différents livres certaines des impressions que nous avions eues dans notre voyage d'Italie. Ces livres évidemment faisaient partie de ma bibliothèque, et je devais les prêter. C'était un commerce plein de promesses, sous les couleurs les plus candides; et j'y goûtais déjà le plaisir de savoir que quelque chose de moi ou de chez moi serait entre ses mains; qu'elle respirerait en feuilletant ces pages et ces images, un peu de l'atmosphère dont j'étais nourri moi-même. Mais, de plus, je prévoyais que j'allais me mettre l'esprit à la torture pour lui confier de ces livres qui lui devraient raconter mon âme, où elle me verrait, me recevrait, petit à petit et malgré elle. C'était un calcul d'une subtilité puérile, mais je faisais ce calcul. Tout cela n'aurait l'air de rien; mais je voulais ainsi la circonvenir et l'envelopper; je voulais la saturer de ma pensée, de mes caprices et de mes goûts, de telle sorte que, même à distance et si longuement séparée de moi, elle en vînt à ne plus penser que par ma cervelle, à ne plus marcher que dans l'emmêlure des réseaux que je lui tendais par le moyen de mille fantaisies tressées pour elle.
Je