Histoire de la République de Gênes. Emile Vincens

Histoire de la République de Gênes - Emile Vincens


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les maisons les plus riches acquirent des terres autour de Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient affecté le nom.

      Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque.

      Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie, les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les avoir révélés.

      L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.»

      Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours, avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus, parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia, ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles qu'on vient de nommer.

      L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles. Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains. Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle.

      Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes.

      Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque, l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats, quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port, les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était- il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir.

      Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore


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