Robert Ier et Raoul de Bourgogne, rois de France (923-936). Philippe Lauer
qui, sous prétexte de maladie ou de service d'ost, pouvaient s'en faire dispenser moyennant des aumônes, cela n'est point douteux; mais il n'en est pas moins vrai que ces mesures prises par le haut clergé du nord, pour fragiles qu'elles nous paraissent, sont curieuses à enregistrer, parce qu'elles décèlent la préoccupation bien nette d'empêcher une nouvelle guerre civile et le désir d'assurer pour l'instant le pouvoir à l'usurpateur Raoul, tout en laissant régner en paix le roi Charles sur ses provinces demeurées fidèles.
Une telle solution était bien difficile a obtenir avec le caractère du Carolingien et la turbulence des grands vassaux, sans cesse prêts à saisir la moindre occasion pour augmenter leur puissance aux dépens de leurs voisins.
L'élection de Raoul était l'oeuvre d'un parti peu nombreux. Les grands vassaux ecclésiastiques de France et même de Bourgogne suivaient à contre-coeur la détermination de leurs suzerains immédiats. La Normandie, la Bretagne et surtout l'Aquitaine restèrent théoriquement soumises à Charles, sans toutefois prendre les armes pour défendre sa cause. En Lorraine, le duc Gilbert se tenait sur la plus grande réserve: seul le comte Boson osa se déclarer pour Raoul, son frère. Quelques-uns des diplômes délivrés par Charles sont accordés à Guy de Girone qui se trouvait auprès de lui, en Rémois, au moment le plus critique de la guerre civile[57]. Ainsi la Marche d'Espagne restait fermement attachée au descendant de Charlemagne[58].
En réalité, sous le dévoûment apparent des grands vassaux du midi au roi Charles se cachait un profond sentiment d'égoïsme: tout en se donnant les allures de défenseurs de la légitimité dynastique méconnue,—en faveur de laquelle, du reste, ils se gardaient bien d'intervenir effectivement,—ils saisissaient l'occasion favorable pour fortifier et développer leur autonomie naissante. C'était la tactique habituelle des seigneurs méridionaux, dont plusieurs auraient été cependant de force à se mesurer avec un Herbert ou un Raoul. En dépit de leur prétendu loyalisme, ils avaient longtemps refusé de reconnaître Charles après la mort d'Eudes; ils agirent encore de même, plus tard, vis-à-vis de Louis d'Outre-Mer et de Lothaire, sans souci de la question de légitimité.
Les documents diplomatiques conservés permettent, par leurs dates, de donner un peu de précision à l'époque où Raoul fut reconnu dans les différentes régions de la France.
En Bourgogne, la reconnaissance eut lieu immédiatement. Dès le mois de novembre, l'évêque d'Autun Anselme fait une donation à son église «pour l'âme du roi Raoul», et le roi intervient dans l'acte afin de l'approuver et d'en fortifier l'autorité[59]. Il existe bien des lacunes dans la série des chartes de l'abbaye de Cluny qui concernent surtout les comtés de Mâcon, Châlon et Autun: ce n'est qu'en 924 que commence la série des actes datés de l'an du règne de Raoul. Cette série s'étend de la 2e à la 13e année[60]. Sens, dont l'archevêque Gautier avait couronné Raoul, dut être une des cités les plus favorables au nouveau roi. Il en fut probablement de même pour Dijon et Auxerre, leurs vicomtes étant en relations étroites avec la famille ducale[61].
Beaucoup de Lorrains prêtèrent, comme Boson, l'hommage à Raoul, dans l'automne de l'année 923. On le sait expressément pour Metz et Verdun. Toutefois le duc Gilbert et l'archevêque de Trèves Roger refusèrent de faire leur soumission[62].
L'archevêché de Reims était entièrement tombé sous la domination d'Herbert de Vermandois, qui empêcha Séulf de répondre aux démarches que Charles essaya de faire auprès de lui[63]. La province de Reims, le Vermandois, Amiens, Troyes, les comtés de Brie et de Provins reconnurent donc Raoul; le comte de Laon, Roger, et l'évêque de Soissons, Abbon, l'ancien chancelier de Robert, se rallièrent aussi à lui[64].
Les habitants des vastes domaines du «marquis» Hugues furent assurément des premiers à accepter le nouveau souverain. A Tours, par exemple, dès le 18 décembre 923, on datait des années du règne de Raoul[65]. Pour Chartres, il existe un acte de la 8e année de Raoul[66]; pour Saint-Benoît-sur-Loire, des chartes de la 2e et de la 10e année de Raoul[67]; pour Angers une charte privée de la 2e année et une donation du comte Foulques, de la 7e année[68]; pour Blois, nous possédons un diplôme de Raoul lui-même de l'année 924, délivré à Laon, sur la requête du comte «palatin» Thibaud[69]; enfin pour Paris une charte du vicomte Thion datée de la 3e année[70].
Les Normands demeurèrent fidèles au Carolingien: nous le savons par l'hostilité qu'ils déployèrent contre Raoul. Mais il ne subsiste aucune charte qui nous le confirme. La Bretagne en pleine anarchie subissait leur influence. Le cartulaire de Redon, si riche en actes du IXe siècle, ne fournit malheureusement aucune date intéressante pour le début du Xe siècle.
En Berry, nous avons déjà eu l'occasion d'en toucher un mot à propos de la prise de Bourges, Raoul dut être reconnu presque aussitôt, et Guillaume d'Aquitaine qui fit défection au début finit, on le verra, par se soumettre.
Le Poitou paraît être resté fidèle à Charles, d'après certains documents[71]; il y existe cependant des actes datés des années du règne de Raoul depuis la 1ère et la 3e jusqu'à la 11e[72] et l'évêque de Poitiers, Frotier II, s'assura de l'assentiment de Raoul en même temps que de celui de Guillaume Tête d'Étoupe, pour donner tous ses biens à l'abbaye de Saint-Cyprien[73]. Le Limousin hésite comme le Poitou dont il dépendait[74]. Vers 930 le vicomte de Turenne Adémar fit approuver son testament par le roi Raoul[75].
A Tulle, au contraire, on reconnut immédiatement le roi Raoul qui fut appelé, plusieurs fois à intervenir dans les réformes de l'abbaye Saint-Martin[76]. Les chartes sont échelonnées entre la 6e et la 13e année: elles ont donc bien 923 comme point de départ[77]. Dans le cartulaire de Beaulieu, les derniers actes de l'époque de Raoul sont datés de sa 10e année de règne[78]. Une charte de 932 (indiction 5) porte la 7e année du règne, ce qui nous ramène pour le début à l'année 925 ou 926. Il en est de même en Quercy, où une charte du vicomte de Cahors, Frotard, pour Aurillac, datée de 930, porte la 7e année du règne. Mais les chartes de l'abbaye de Moissac, allant jusqu'à la 11e année du règne, amènent à supposer un point de départ antérieur à 926[79]. Cela nous prouve qu'il y eut bien des erreurs dans ces calculs d'années, et on peut se demander si parfois on ne prenait pas l'an réel du règne, compté depuis l'élection ou le couronnement, sans tenir compte de la date de reconnaissance dans la région. Le duc d'Aquitaine Guillaume portait aussi le titre de comte d'Auvergne, et son frère Affré ou Effroi (Acfredus) était avoué de la célèbre abbaye de Brioude: tous deux furent des adversaires acharnés de Raoul. Quelques chartes gardent de curieuses traces de cet état d'esprit: le nom de Charles y est cité comme celui du roi légitime, tandis que Raoul est flétri comme usurpateur. Les actes de Brioude montrent que Raoul ne fut reconnu partout dans la région qu'entre décembre 926 et octobre 927[80].
A côté des pièces où Raoul est si malmené, la plupart des autres portent les dates de son règne et la série s'étend depuis juillet de la 1re année jusqu'en octobre de la 13e[81].
Les comtés de Velay et de Gévaudan dépendant de l'Auvergne suivirent la politique du duc d'Aquitaine.
Tels sont les pays où l'on ne fit pas une opposition systématique à Raoul, et où, sauf exceptions, on le reconnut avant même la mort du roi Charles. Dans le reste du royaume on persista à considérer le règne de Charles comme se poursuivant, et on continua même après sa mort, à compter les années de son règne: ainsi dans la Marche d'Espagne[82].
En Languedoc, le comte de Toulouse, Raimond-Pons, son frère Ermengaud, comte de Rouergue, et en Gascogne Loup Aznar ne firent leur soumission qu'en 932. De nombreuses chartes de Narbonne, Elne, Béziers, Nîmes, Rodez, Vabres et Conques constatent l'interrègne[83].
L'attitude des petits vassaux dont les fiefs secondaires n'ont pas été cités, faute de textes, dut se régler sur celle de leurs suzerains immédiats ou de leurs voisins puissants, autour desquels ils gravitaient.
Raoul devenu roi n'investit personne des fonctions de duc en Bourgogne. Il s'occupa toujours lui-même de ses domaines personnels, de son duché et de ses comtés d'Autun, d'Avallon et de Lassois[84]. C'était là qu'il trouvait le plus solide point d'appui de son pouvoir, car la royauté n'était plus guère qu'une ombre