Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée. Johann David Wyss
silence se fut un peu rétabli, je pris la parole. «Soyez tous les bien retrouvés, mes bien-aimés, m'écriai-je; nous revenons, grâces en soient rendues à Dieu, en bonne santé, et nous rapportons avec nous toutes sortes de richesses. Mais ce que nous cherchions, nos compagnons de voyage, nous n'en avons pu apercevoir aucune trace.
—Si telle est la volonté de Dieu, dit ma femme, sachons nous y conformer, et bénissons sa main, qui nous a sauvés et qui vous ramène sains et saufs après cette journée, qui m'a semblé aussi longue qu'un siècle. Racontez-nous ce qui vous est arrivé, mais d'abord débarrassez-vous de vos fardeaux, que vous avez portés si longtemps.»
On nous débarrassa rapidement de tout notre attirail. Ernest s'était chargé des noix de coco, et Fritz partagea entre tous ses frères les cannes, qui furent reçues à grands cris de joie. Ma femme fut aussi très-satisfaite de ses cuillers et de ses assiettes de calebasses. Cependant nous arrivâmes à notre tente, où nous trouvâmes un souper succulent.
Sur le feu, je vis d'un côté un peu de bouillon et des poissons enfilés dans une brochette de bois; de l'autre côté, une oie embrochée de même rôtissait et laissait tomber sa graisse abondante dans une vaste écaille d'huître placée au-dessous. Enfin, plus loin, un des tonneaux que j'avais péchés, ouvert et défoncé, laissait apercevoir les plus appétissants fromages de Hollande qu'il fût possible de voir.
MOI. «Mes bons amis, c'est bien à vous d'avoir pensé à nous autres; mais c'est pourtant dommage d'avoir tué cette oie; il faut être économe de notre basse-cour.
LA MÈRE. Rassure-toi; nos provisions n'ont point eu à souffrir. Ce que tu prends pour une oie est un oiseau qu'Ernest assure être bon à manger.
ERNEST. Mon père, je crois que c'est un pingouin.» Et il me cita les caractères auxquels il avait cru le reconnaître.
Je confirmai son assertion, et remarquant l'impatience avec laquelle tous les yeux étaient tournés vers les noix de coco, nous nous assîmes par terre, et nous prîmes dans nos assiettes de calebasse une bonne portion d'excellent bouillon. Nous ouvrîmes ensuite les noix de coco après en avoir recueilli le lait. Mais Fritz, se levant tout à coup, me dit: «Mon père, et mon vin de Champagne? Vous l'avez oublié.» Il prit en même temps la bouteille; mais, hélas! le vin était devenu du vinaigre. Il n'en fut pas moins bien reçu, car il nous servit à assaisonner nos poissons. Le pingouin était presque rebutant, tant il était gras; à l'aide de ce vinaigre il devint mangeable.
Pendant notre repas, la nuit était venue. Nous regagnâmes notre tente, où ma femme avait eu soin de rassembler une nouvelle quantité de mousse. Tous les animaux reprirent chacun leur place: les poules sur le sommet de la tente, les canards dans les buissons du ruisseau. Fritz et Jack firent coucher le petit singe entre eux deux pour qu'il eût moins froid. Je me couchai le dernier, comme de raison, et nous goûtâmes tous bientôt un profond sommeil. Nous dormions depuis peu de temps, lorsque je fus réveillé par le bruit de nos poules, qui s'agitaient sur le sommet de la tente, et les aboiements de nos dogues. Je me dressai aussitôt sur mes pieds; ma femme et Fritz en firent autant; nous saisîmes tous trois des fusils, et nous sortîmes de la tente. À la clarté de la lune, nous aperçûmes un effrayant combat. Une douzaine de chacals, au moins, environnaient nos deux braves chiens, qui en avaient mis quatre ou cinq hors d'état de nuire, et qui tenaient les autres à distance.
«Attention! dis-je à Fritz, vise bien et tirons ensemble pour châtier comme il faut ces maraudeurs.»
Nos deux coups n'en firent qu'un; une seconde explosion acheva de disperser nos ennemis; nos deux chiens se jetèrent sur les morts et les dévorèrent.
Fritz leur en enleva pourtant un, et me demanda la permission de le traîner dans la tente pour le faire voir le lendemain à ses frères. Il ressemblait assez à un renard; il était de la taille et de la grosseur de nos chiens. Nous laissâmes ceux-ci s'abreuver du sang des vaincus, auquel ils avaient droit par la bravoure qu'ils avaient montrée; nous revînmes prendre notre place sur la mousse, près de nos enfants chéris, que le bruit n'avait pas même éveillés; et nous dormîmes jusqu'à l'aurore suivante, où ma femme et moi, réveillés par le chant du coq, nous commençâmes à réfléchir sur l'emploi de cette journée.
Voyage au navire.—Commencement du pillage.
«Ah! disais-je, ma chère femme, je vois s'amonceler devant moi tant de peines et de fatigues, je vois tant de choses à accomplir, que je ne sais par quoi débuter. D'abord un voyage au navire est indispensable, car nous y avons abandonné nos bêtes et une foule d'objets de première nécessité, d'un autre côté des soins impérieux me retiennent à terre, où je devrais m'occuper de construire une habitation.»
Ma femme me répondit par ces paroles du Seigneur: «Ne remets jamais au lendemain, car chaque jour a ses devoirs, et fais chaque chose à son tour.»
Je décidai que Fritz, comme le plus fort et le plus adroit, m'accompagnerait au bâtiment, et que la mère demeurerait à terre avec les autres enfants. «Debout! debout!» criai-je alors.
Mes enfants entendirent ma voix, et se levèrent lentement. Quant à Fritz, il fut debout en un instant, et il courut aussitôt placer son chacal, que la nuit avait refroidi, debout près de la tente, pour jouir de la surprise de ses frères.
En le voyant ainsi sur ses jambes, nos dogues furieux, se mirent à aboyer de toutes leurs forces, ce qui amena bientôt les petits paresseux, curieux de connaître la cause du bruit qu'ils entendaient. Jack parut le premier, le petit singe sur l'épaule; mais l'animal fut si effrayé à l'aspect du chacal, qu'il s'enfuit avec rapidité et courut se blottir sous la mousse. Chacun de mes enfants s'en épouvanta de même, et ils décidèrent: Ernest, que c'était un renard; Jack, un loup; Franz, un chien; mais Fritz, triomphant, leur apprît que c'était un chacal.
Lorsque la curiosité fut un peu apaisée: «Enfants, m'écriai-je, celui qui commence la journée sans invoquer le Seigneur s'expose à travailler en vain.» Tous me comprirent, et nous nous jetâmes à genoux. La prière faite, mes enfants demandèrent à déjeuner; mais il n'y avait à leur donner que du biscuit, qui était si sec, qu'ils pouvaient à peine le broyer entre leurs dents. Fritz demanda la permission de prendre du fromage, et, tandis qu'il allait le chercher, Ernest se glissa adroitement vers celle des deux tonnes que nous n'avions pas encore défoncée. Il reparut au bout de quelques instants, d'un air tout joyeux.
ERNEST. «Si nous avions du beurre, cela vaudrait bien mieux, n'est-ce pas?
MOI. Si, si! un morceau de fromage vaut mieux que tout les si du monde.
ERNEST. Allez donc voir la tonne; car j'ai découvert, par une fente que j'ai agrandie avec mon couteau, qu'elle contient du beurre.»
Et nous courûmes tous à la tonne; nous vîmes, en effet, qu'il ne s'était pas trompé; mais nous ne savions comment nous y prendre pour profiter de sa découverte. Fritz voulait que nous fissions sauter un des cercles et que l'on défonçât le tonneau; je m'y opposai, en faisant remarquer qu'alors la chaleur ferait fondre notre beurre; et je m'arrêtai à l'idée d'y faire seulement une petite ouverture suffisante pour nous permettre d'y puiser, avec une pelle de bois, le beurre nécessaire à nos besoins présents.
Mon projet fut bientôt exécuté, et en quelques instants, à l'aide de ma cuiller de noix de coco, nous étendîmes sur notre biscuit cet excellent beurre; puis nous portâmes les tartines près du feu pour les faire griller. Nos chiens, cependant, couchés