Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée. Johann David Wyss
pas si prompte, chère femme, lui dis-je, et attends, pour juger mon ouvrage, qu'il soit achevé.»
Je pris alors une planche longue et flexible, sur laquelle j'assujettis mes huit cuves; deux autres planches furent jointes à la première, et, après des fatigues inouïes, je parvins à obtenir une sorte de bateau étroit et divisé en huit compartiments, dont la quille était formée par le simple prolongement des planches qui avaient servi à lier les cuves entre elles. J'avais ainsi une embarcation capable de nous porter sur une mer tranquille et pour une courte traversée; mais cette construction, toute frêle qu'elle était, se trouvait encore d'un poids trop au-dessus de nos forces pour que nous pussions la mettre à flot. Je demandai alors un cric, et, Fritz en ayant trouvé un, je l'appliquai à une des extrémités de mon canot, que je commençai à soulever, tandis que mes fils glissaient des rouleaux par-dessous. Mes enfants, Ernest surtout, étaient dans l'admiration en voyant les effets puissants de cette simple machine, dont je leur expliquai le mécanisme sans discontinuer mon ouvrage. Jack, l'étourdi, remarqua pourtant que le cric allait bien lentement.
«Mieux vaut lentement que pas du tout,» répondis-je.
Notre embarcation toucha enfin le bord et descendit dans l'eau, retenue près du navire par des câbles; mais elle tourna soudain et pencha tellement de côté que pas un de nous ne fut assez hardi pour y descendre.
Je me désespérais, quand il me vint à l'esprit que le lest seul manquait; je me hâtai de jeter au fond des cuves tous les objets pesants que le hasard plaça sous ma main, et, peu à peu, en effet, le bateau se redressa et se maintint en équilibre. Mes fils alors poussèrent des cris de joie, et se disputèrent à qui descendrait le premier. Craignant que leurs mouvements ne vinssent à déplacer le lest qui maintenait le radeau, je voulus y suppléer en établissant aux deux extrémités un balancier pareil à celui que je me souvenais d'avoir vu employer par quelques peuplades sauvages; je choisis à cet effet deux morceaux de vergue assez longs; je les fixai par une cheville de bois, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du bateau, et aux deux extrémités j'attachai deux tonnes vides qui devaient naturellement se faire contre-poids.
Il ne restait plus qu'à sortir des débris et à rendre le passage libre. Des coups de hache donnés à propos à droite et à gauche eurent bientôt fait l'affaire. Mais le jour s'était écoulé au milieu de nos travaux, et il était maintenant impossible de pouvoir gagner la terre avant la nuit. Nous résolûmes donc de rester encore jusqu'au lendemain sur le navire, et nous nous mîmes à table avec d'autant plus de plaisir, qu'occupés de notre important travail, nous avions à peine pris dans toute la journée un verre de vin et un morceau de biscuit. Avant de nous livrer au sommeil, je recommandai à mes enfants de s'attacher leurs corsets natatoires, pour le cas où le navire viendrait à sombrer, et je conseillai à ma femme de prendre les mêmes précautions. Nous goûtâmes ensuite un repos bien mérité par le travail de la journée.
Aux premiers rayons du jour nous étions debout. Après avoir fait faire à ma famille la prière du matin, je recommandai qu'on donnât aux animaux qui étaient sur le vaisseau de la nourriture pour plusieurs jours.
«Peut-être, disais-je, nous sera-t-il permis de les venir prendre.»
J'avais résolu de placer, pour ce premier voyage, sur notre petit navire, un baril de poudre, trois fusils, trois carabines, des balles et du plomb autant qu'il nous serait possible d'en emporter, deux paires de pistolets de poche, deux autres paires plus grandes, et enfin un moule a balles. Ma femme et chacun de mes fils devaient en outre être munis d'une gibecière bien garnie. Je pris encore une caisse pleine de tablettes de bouillon, une de biscuit, une marmite en fer, une ligne à pécher, une caisse de clous, une autre remplie d'outils, de marteaux, de scies, de pinces, de haches, etc., et un large morceau de toile à voile que nous destinions à faire une tente.
Nous avions apporté beaucoup d'autres objets; mais il nous fut impossible de les charger, bien que nous eussions remplacé par des choses utiles le lest que j'avais mis la veille dans le bateau. Après avoir invoqué le nom du Seigneur, nous nous disposions à partir, lorsque les coqs se mirent à chanter comme pour nous dire adieu: ce cri m'inspira l'idée de les emmener avec nous, ainsi que les oies, les canards et les pigeons. Aussitôt nous prîmes dix poules avec deux coqs, l'un jeune, et l'autre vieux; nous les plaçâmes dans l'une des cuves, que nous recouvrîmes avec soin d'une planche, et nous laissâmes au reste des volatiles, que nous mîmes en liberté, le choix de nous suivre par terre ou par eau.
Nous n'attendions plus que ma femme; elle arriva bientôt avec un sac qu'elle déposa dans la cuve de son plus jeune fils, seulement, à ce que je crus, pour lui servir de coussin. Nous partîmes enfin.
Dans la première cuve était ma femme, bonne épouse, mère pieuse et sensible; dans la seconde, immédiatement après elle, était Franz, enfant de sept à huit ans, doué d'excellentes dispositions, mais ignorant de toutes choses; dans la troisième, Fritz, garçon robuste de quatorze à quinze ans, courageux et bouillant; dans la quatrième, nos poules et quelques autres objets; dans la cinquième, nos provisions; dans la sixième, Jack, bambin de dix ans, étourdi, mais obligeant et entreprenant; dans la septième, Ernest, âgé de douze ans, enfant d'une grande intelligence, prudent et réfléchi; enfin dans la huitième, moi, leur père, je dirigeais le frêle esquif à l'aide d'un gouvernail. Chacun de nous avait une rame à la main, et devant soi un corset natatoire dont il devait faire usage en cas d'accident.
La marée avait atteint la moitié de sa hauteur quand nous quittâmes le navire; mais elle nous fut plus utile que défavorable. Quand les chiens nous virent quitter le bâtiment, ils se jetèrent à la nage pour nous suivre, car nous n'avions pu les prendre avec nous à cause de leur grosseur: Turc était un dogue anglais de première force, et Bill une chienne danoise de même taille. Je craignis d'abord que le trajet ne fût trop long pour eux; mais en les laissant appuyer leurs pattes sur les balanciers destinés à maintenir le bateau en équilibre, ils firent si bien qu'ils touchèrent terre avant nous.
Notre voyage fut heureux, et nous arrivâmes bientôt à portée de voir la terre. Son premier aspect était peu attrayant. Les rochers escarpés et nus qui bordaient la rivière nous présageaient la misère et le besoin. La mer était calme et se brisait paisiblement le long de la côte; le ciel était pur et brillant; autour de nous flottaient des poutres, des cages venant du navire. Fritz me demanda la permission de saisir quelques-uns de ces débris; il arrêta deux tonnes qui flottaient près de lui, et nous les attachâmes à notre arrière.
À mesure que nous approchions, la côte perdait son aspect sauvage; les yeux de faucon de Fritz y découvraient même des arbres qu'il assura être des palmiers. Comme je regrettais beaucoup de n'avoir pas pris la longue-vue du capitaine, Jack tira de sa poche une petite lunette qu'il avait trouvée, et qui me donna le moyen d'examiner la côte, afin de choisir une place propre à notre débarquement. Tandis que j'étais tout entier à cette occupation, nous entrâmes, sans nous en apercevoir, dans un courant qui nous entraîna rapidement vers la plage, à l'embouchure d'un petit ruisseau. Je choisis une place où les bords n'étaient pas plus élevés que nos cuves, et où l'eau pouvait cependant les maintenir à flot. C'était une plaine en forme de triangle dont le sommet se perdait dans les rochers, et dont la base était formée par la rive.
Tout ce qui pouvait sauter fut à terre en un clin d'œil; le petit