Brancas; Les amours de Quaterquem. Assollant Alfred

Brancas; Les amours de Quaterquem - Assollant Alfred


Скачать книгу
C'est mon histoire. En quinze jours je dépensai mes vingt francs, et me retrouvai seul avec mon Campanella, sans travail et sans asile. Le seizième jour, j'errais à jeun le long des quais, feuilletant tous les bouquins et mesurant de l'oeil la profondeur de la Seine. Tout en feuilletant et en soufflant dans mes doigts, car il faisait grand vent, je fus remarqué d'un bouquiniste, petit vieillard très-vert, au nez pointu, aux lèvres minces et serrées, au front rejeté en arrière, assez semblable au célèbre portrait que David a laissé de Robespierre.

      «C'est un Campanella que vous tenez sous le bras, me dit-il d'un air de convoitise.

      —Oui, monsieur, c'est le Prodomus philosophiæ instaurandæ, livre rare, édition princeps.

      —Oh! moins rare que vous ne croyez,» me dit-il.

      À ce trait, je reconnus un acheteur, et je me tins sur mes gardes.

      «Cela vaut bien trente sous, continua-t-il en mettant la main dans son gousset.

      —Trente sous! m'écriai-je en riant avec mépris, une édition princeps!

      —Trois francs si vous voulez, dit-il, et n'en parlons plus».

      Je haussai les épaules et je fis mine de partir.

      «Mon livre n'est pas à vendre». Il me saisit le bras, et, d'un air suppliant:

      «Voyons c'est une fantaisie ruineuse, mais enfin c'est une fantaisie, voilà trente francs, laissez-moi le livre».

      Je lui donnai le Prodomus.

      «Bon! lui dis-je, j'ai de quoi vivre trois semaines».

      Il se retourna stupéfait.

      «Comment! c'est votre dernière ressource, et vous avez su m'arracher trente francs! Jeune homme, vous avez le génie du commerce, restez avec moi, je vous formerai, et vous ne me quitterez que pour devenir millionnaire».

      J'acceptai. Le petit vieillard ne mentait pas. En peu de temps, je connus tous les secrets du métier, et je commençai à rêver d'autres destinées. Une fois, je vis représenter un vaudeville, et je m'écriai, comme le Corrége: Moi aussi je suis peintre! Six mois après, mes vaudevilles se comptaient par douzaines, et par douzaines aussi mes succès. À vingt francs cinquante centimes de droit d'auteur par représentation, le théâtre ne se ruinait pas, et je commençais à faire fortune. Je n'ai jamais eu moins de trente ou quarante représentations. J'avais trouvé la recette du vaudeville. Vous la connaissez, je pense?

      —Assurément, dit le conseiller d'État, mais nous serons bien aises de l'apprendre d'un maître de l'art.

      —Mon Dieu! reprit modestement Oliveira, ce n'est pas plus difficile que de faire du cassis ou du sirop de groseilles. Voyez plutôt: Un homme met son paletot sur une table et sort: un autre arrive, qui est maître de la maison et marié. Ce paletot lui donne à penser. Voilà, dit-il naturellement, un paletot qui est l'amant de ma femme. Le paletot, le mari, la femme, la servante, le petit clerc si le mari est avoué, entrent, sortent, se croisent, s'expliquent, se querellent, se choquent, se heurtent pendant un, deux ou trois actes au gré de l'auteur. Quelques-uns ont poussé jusqu'à cinq actes, mais c'est une témérité qui réussit rarement. Ajoutez-y des couplets, des grimaces et des calembours, et extirpez soigneusement toute trace de bon sens, vous aurez un excellent vaudeville.

      «À ce métier, j'amassai promptement une dizaine de mille francs, et je renvoyai à mon vieux professeur ses vingt francs et une pipe turque garnie d'argent ciselé qui venait de feu Baraïctar, Grand vizir de la Sublime-Porte. Devinez je vous prie, quelle fut la réponse du bonhomme.

      —Il refusa net?

      —Non. Il garda la pipe du vizir et renvoya les vingt francs avec cette réponse.

      «Mon cher enfant, ces vingt francs ne peuvent appartenir ni à moi qui les ai donnés, ni à toi qui n'en as plus besoin. Donne-les au premier pauvre diable que tu rencontreras, à condition qu'il les donnera lui-même à un autre, et cet autre à un troisième, dès qu'il sera sorti d'embarras. Par là, nous serons, toi et moi, bienfaiteurs à bon marché jusqu'à la fin des siècles. Adieu, porte-toi bien, ne fais pas trop de vaudevilles, car il n'est pas toujours sain de faire rire le public; ne t'enrichis pas trop vite, et si tu trouves quelques pincées de bon tabac d'Argos pour bourrer la pipe du seigneur Baraïctar, n'oublie pas ton vieil ami.»

      En ce moment, un domestique s'approcha d'Oliveira et lui dit quelques mots à voix basse. Oliveira sortit.

      «Eh bien! que penses-tu de ton beau-père? dit le conseiller d'État.

      —Ses cigares sont excellents, dit l'avocat, mais son récit était un peu long.

      —Il aime à se vanter. Les parvenus d'autrefois cachaient leur origine comme le Nil cache ses sources. Ceux d'aujourd'hui mettraient volontiers dans leurs armes les savates qu'ils ont raccommodées. Tout est vanité, comme dit Salomon. Au reste, Oliveira ne s'en fait pas trop accroire. Il a fait des journaux, il a fait la banque, il a fait le commerce des cuirs de la Plata et des Méditations de Lamartine; enfin, il a fait fortune et je te jure qu'il a bien gagné ses millions. Voici Mlle Rita qui s'avance portant deux tasses de thé. Passons au salon. Le moment est favorable pour entrer en matière et faire ta cour. Va donc, et bonne chance; ma commanderie est dans tes mains, et ton portefeuille aussi.»

       Table des matières

      Marguerite Oliveira, blonde aux yeux de saphir, que ses amies de pension appelaient Rita, avait toute la grâce et la simplicité qu'on ne trouve qu'au deux pôles de la civilisation, chez les sauvagesses d'Otaïti et dans quelques salons de Paris. Grande, assez instruite au besoin pour tout comprendre et parler de tout sans affectation, elle plaisait à tout le monde et ne s'imposait à personne. Son âme était limpide et sans mystère comme son regard. Peut-être n'était-elle pas faite pour les grandes passions; bien faite, riante, pleine de douceur et de charme, pour parler comme Chateaubriand, elle n'avait pas été mouillée par la pluie des orages du coeur.

      Rita offrit du thé au conseiller d'État qui s'empressa d'accepter. L'avocat fit un geste de refus.

      «Mademoiselle, dit-il, je vous remercie, je n'aime pas le thé.

      —Ce n'est pas une raison, monsieur, répliqua-t-elle. Qui est-ce qui aime le thé? Personne; car je ne compte pas deux ou trois cents millions de Chinois, qui en boivent par patriotisme, et trente millions d'Anglais, par entêtement. C'est une tisane des plus médiocres, mais acceptée par les honnêtes gens. Il faut bien faire comme tout le monde. Prenez donc, monsieur, prenez et buvez!»

      Pendant ce temps, le conseiller d'État se retirait sous prétexte d'aller au whist, et les deux jeunes gens se trouvèrent, non sans quelque embarras, à peu près seuls dans un coin du salon.

      «Mademoiselle, dit l'avocat en feuilletant un album, vous avez là de fort beaux paysages. Quel est ce large fleuve qui coule entre deux chaînes de montagnes escarpées? Est-ce une vue d'Allemagne ou de Suisse?

      —Ceci monsieur? c'est une vue du Delaware que j'ai visité l'an dernier avec mon père. Ces montagnes sont les Alleghanys, et ce pont qui s'enfonce dans le fleuve sous le poids d'un convoi de chemin de fer, c'est un pont du Pensylvanian Rail-Rand à qui cet accident est arrivé pendant que nous allions de Philadelphie à Pittsbourg. Ce bateau à vapeur que vous voyez un peu plus loin, appartient au constructeur du pont; il sert à repêcher les trains qui tombent à l'eau, et je vous assure qu'au dire des voisins, il ne manque pas d'occupation.

      —Vous avez vu les États-Unis? dit l'avocat étonné.

      —Oui, monsieur, et le Canada. Cela n'est pas dans les règles, je le sais bien, et mon père aurait dû me conduire en Suisse ou en Italie comme toutes les petites filles qui sortent de pension; mais alors, pourquoi se déranger? Pour voir des sites que tout le monde connaît, des auberges


Скачать книгу