Brancas; Les amours de Quaterquem. Assollant Alfred
Brancas! en voiture!»
Il se hâta de monter dans le coupé, où déjà les deux dames l'avaient précédé, et s'installa dans un coin avec le soin d'un homme qui remplit scrupuleusement tous ses devoirs envers lui-même. Le postillon fit claquer son fouet, et les quatre chevaux s'élancèrent au galop sur la route de Vieilleville.
Le temps était sombre et pluvieux. La dame maigre, qui occupait l'autre coin du coupé, avança bientôt la tête, et dit d'une voix cadencée:
«Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de relever le carreau de votre côté? ma poitrine est si délicate qu'elle ne peut supporter la fraîcheur de l'air ambiant.»
Le Parisien, déjà plongé dans les délices du premier sommeil, ne répondit rien. La dame irritée se pencha vers lui de nouveau.
«Monsieur, dit-elle avec aigreur, voulez-vous relever le carreau?»
Brancas ouvrit les yeux.
«Plaît-il, madame? que désirez-vous?
—Monsieur, dit poliment la jeune dame, ma mère qui est malade, vous prie de vouloir bien relever le carreau.»
L'avocat s'empressa de s'excuser et d'obéir. Il est des voix fortes, il en est de sourdes, de claires, d'agréables, de discordantes, d'harmonieuses; il en est qui vont au coeur, il en est qui déchirent le tympan, il en est qui donnent envie de bâiller, il en est qui donnent envie de rire, il en est qui commandent, il en est qui supplient; celle de la jeune dame était mélodieuse et souple, mais un peu saccadée, signe certain d'un esprit pénétrant et gracieux, et d'une rare fierté. Après quelques instants de silence, Brancas regarda sa voisine à la clarté de la lune qui commençait à dissiper les nuages, et s'aperçut qu'elle dormait. Une respiration calme soulevait à intervalles égaux son sein, et de toute sa personne s'exhalait ce divin parfum que donnent la jeunesse, la santé et la grâce. L'avocat se sentit ému.
«Diable! pensa-t-il, deviendrais-je par hasard amoureux de ma compagne de voyage! Ce serait curieux, à la veille d'épouser Rita. Ne faisons pas cette folie.»
Cette sage résolution dura quelques minutes, mais la belle dormeuse fut bientôt la plus forte, et Brancas reprit le cours de ses rêveries.
«Est-elle mariée? Non.... Son mari ne la laisserait pas voyager ainsi. D'ailleurs, elle est bien jeune. On n'est pas plus belle! Voilà une main ravissante.»
Il faut dire que la main était exposée en pleine lumière, blanche, fine, transparente, un peu longue et d'une beauté parfaite.
Un grave accident mit fin aux réflexions sentimentales de l'avocat. La diligence descendait alors le long d'une côte escarpée; le conducteur dormait, et le postillon, ivre ou maladroit, poussait aveuglément ses chevaux. La route, bordée d'un côté par la montagne, de l'autre par un précipice, tournait brusquement vers le milieu de la descente. Tout à coup les chevaux s'emportèrent, prirent le mors aux dents et se précipitèrent au galop. Les deux premiers, dans leur élan, franchirent le parapet peu élevé qui servait de garde-fou le long du précipice, et la diligence elle-même demeura comme suspendue et prête à se jeter dans l'abîme. Le postillon, renversé par le choc, tomba de son siège; les voyageurs poussaient des cris, cherchant à ouvrir les portières et s'embarrassant mutuellement dans leurs efforts. Tout paraissait perdu.
Seul, l'avocat gardait son sang-froid. Sans s'émouvoir du tumulte et aussi libre d'esprit que s'il eût été dans un salon, il ouvrit promptement la portière et dit à sa voisine toute tremblante:
«Ne craignez rien. Suivez-moi. Je réponds de vous.»
En même temps il sauta à terre et se trouva hors de danger; mais le plus difficile était encore à faire. La dame sèche criait de toutes ses forces:
«Sauvez-moi! sauvez Claudie!» et lui tendait les bras.
Brancas, mettant le pied sur la roue de la diligence, malgré le danger d'être renversé et écrasé sous les pieds des chevaux, dit d'une voix forte:
«Donnez-moi la main, ou vous êtes perdue.»
En même temps, les chevaux firent un violent effort pour se dégager, et la voiture recula. Claudie, éperdue, s'élança dans les bras du Parisien, qui l'enleva rapidement et la mit en sûreté.
«Monsieur, sauvez ma mère!» s'écria-t-elle.
Déjà la diligence, penchée sur le talus, perdait l'équilibre et allait rouler au fond du précipice; la dame sèche, épouvantée, sortait à demi du coupé sans oser sauter à terre et poussait des cris épouvantables. Le Parisien la saisit brusquement à bras le corps, l'enleva et la remit, non sans danger, aux mains de sa fille.
Au même moment, un grand cri se fit entendre. La diligence et les chevaux roulèrent et se brisèrent au fond de la vallée. Heureusement, le conducteur et le postillon, qui s'étaient relevés sans graves contusions, avaient eu le temps de dégager les autres voyageurs. Tout le monde frémit, et Claudie s'écria:
«Ah! monsieur, nous vous devons la vie!»
Brancas reçut avec modestie ce remercîment et ceux de sa mère.
Le danger passé, on tint conseil. Les voyageurs étaient à deux lieues du relai le plus proche. Le conducteur, forcé d'annoncer cette triste nouvelle, fut couvert de malédictions, aussi bien que le postillon malencontreux.
«Qu'allons-nous faire? disait en gémissant la dame sèche. Il est trois heures du matin; nous gèlerons. Ce conducteur veut nous faire périr. J'écrirai à l'administration des Messageries, et je le ferai destituer. Brrr! qu'il fait froid!
—Madame, dit Brancas, je vais descendre et chercher votre châle qui est resté dans la voiture.
—Monsieur, dit la dame sèche en minaudant, je ne sais si je dois....»
Au fond, elle brûlait d'envie de le voir descendre. Brancas le comprit, et, s'accrochant avec les mains aux arbustes, posant le pied avec précaution dans les moindres saillies du rocher, à la clarté de la lune, il commença cette périlleuse descente.
«Laissez le châle! lui cria le conducteur, vous allez vous casser le cou!»
Mais Brancas ne l'écoutait pas. Tout à coup, une grosse pierre sur laquelle ses pieds étaient appuyés glissa, et il parut près de rouler la tête la première dans le précipice. Heureusement il vit le danger et, par un effort désespéré, il reprit l'équilibre et parvint sans accident au fond de la vallée.
Les voyageurs restés sur la route le regardaient avec une inquiétude mêlée d'admiration.
«Voilà un gaillard qui ne manque pas de sang-froid, dit le conducteur. Au diable si je risque jamais ma peau et mes os pour aller chercher un châle.»
La dame sèche l'entendit et répliqua sur-le-champ:
«Ces hommes sont égoïstes et lâches!»
Le conducteur vit bien qu'il n'était pas de force à soutenir une conversation qui débutait si vivement, et, ramassant le sac de dépêches qu'il s'était hâté de jeter hors de la diligence, il se mit à la tête de la caravane et prit le chemin du relais. Les voyageurs le suivirent clopin-clopant, demi-endormis, demi-éveillés, mais grognant tous avec un parfait ensemble.
Enfin, l'avocat reparut, chargé de vêtements de toute espèce, parmi lesquels le châle de la dame sèche et ses socques. La dame sèche se confondit en remercîments auxquels il répondit de son mieux.
Après quelques minutes, que les trois voyageurs employèrent à se rouler dans leurs châles et leurs manteaux, la vieille dame prit le bras de l'avocat et ils se hâtèrent de rejoindre les pauvres diables moins heureux qui étaient déjà en marche.
«Vous êtes Parisien, monsieur? dit la dame sèche.
—Oui, madame, et vous aussi, sans doute? répondit Brancas.
—Non, monsieur, répliqua