Pièces choisies. Valentin Krasnogorov

Pièces choisies - Valentin Krasnogorov


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Qu’as-tu à t’emporter? Cela, tous les deux, nous le savions d’avance.

      ELLE. Ceux qui savent d’avance me font pitié. Demain comme aujourd’hui, aujourd’hui comme hier… Si la vie est privée de surprises, alors il ne sert à rien de vivre. Regarde-toi, tu ne vis pas, tu existes. Ton cœur est vide, verrouillé. Va où tu veux avec ton avion, et quand tu veux.

      LUI. (Essayant de l’enlacer.). Ne te fâche pas…

      ELLE. (Repoussant sèchement ses tentatives.). Arrête. On n’embrasse pas une femme en pensant à l’avion qu’on doit prendre. Mieux vaut se séparer, et le plus vite sera le mieux.

      Longue pause.

      LUI. Bon, eh bien, c’est décidé. Mais je vais regretter de te quitter sans savoir rien sur toi.

      ELLE. (Après une longue pause.). Si tu veux, pour que tu n’aies pas de regrets, je vais te parler de moi. J’ai promis que tu ne t’ennuierais pas et je tiendrai parole.

      LUI. Ce n’est pas Henriette que tu t’appelles?

      ELLE. Évidemment, non.

      LUI. Et comment?

      ELLE. Bon, si Henriette ne te plaît pas, appelle-moi « Juana ».

      LUI. De plus en plus opaque. Mais quelle imagination!

      ELLE. C’est comme ça qu’on me taquinait à l’école : « Doňa Juana ».

      LUI. Pourquoi?

      ELLE. J’étais une jeune fille romantique érudite. J’adorais depuis ma jeunesse Don Juan. Je croyais que des hommes tels que lui, courageux, généreux, beaux, désespérés existaient encore aujourd’hui. J’espérais que je le rencontrerais ou qu’il me trouverait. Pour lui, je voulais être instruite, intelligente, érudite… Je me suis même inscrite à la faculté des lettres seulement pour lire dans le texte original ce qui concernait mon héros préféré. Mon mémoire aussi était sur Don Juan.

      LUI. Ah! donc, tu es philologue…

      ELLE. J’imaginais, comment, beau et courageux, il viendrait me séduire, mettant en œuvre tout son arsenal de charme et d’éloquence…

      LUI. Et toi, tu serais inexpugnable?

      ELLE. Non, au contraire, dans mes rêves j’imaginais qu’il me soumettrait et que je me donnerais à lui avec passion. Mais il m’aimerait de telle sorte qu’il ne me quitterait pas. Comme toutes les femmes, je rêvais d’être la dernière femme de Don Juan… Une idiote imbue de littérature.

      LUI. À présent encore, tu es imbue de littérature.

      ELLE. Oui. Mais je ne suis plus tellement idiote.

      LUI. Bon, et tu l’as rencontré ton héros?

      ELLE. Oui… Ni l’intellect, ni l’érudition n’ont sauvé la jeune idiote exaltée d’un aveuglement bref mais total. Dès avant qu’il me laisse, j’ai compris qu’il était un coureur de jupons, vaniteux, mignon, assez bête et rien de plus. Il n’avait pas son Leporello et tenait lui-même sa liste donjuanesque avec un soin mesquin. J’étais la cinquante et unième. Et il se vantait qu’il ne s’arrêterait qu’une fois atteinte la centaine.

      LUI. Et comment as-tu supporté cela?

      ELLE. Je me suis vengée.

      LUI. Comment?

      ELLE. (Après un petit silence.). Je ne sais pas si je dois te dire.

      LUI. Vas-y, puisque tu as commencé.

      ELLE. Oui, et puis on va se séparer… Pas vrai?

      LUI. Oui, bien sûr. (Pause.) Mais pourquoi ce silence?

      ELLE. (Le ton de sa voix change.). Écoute, si ça t’intéresse. J’ai décidé de devenir moi-même Don Juan. Plus exactement Doňa Juana. Il séduisait les femmes, je séduirais les hommes. Le plus grand nombre possible. Puisque ce genre d’homme est vu comme un héros, pourquoi une femme ne deviendrait-elle pas une héroïne également?

      LUI. (Le front assombri, il s’écarte de la femme.). Alors, tu as réussi?

      ELLE. En gros, oui.

      LUI. Étrange vengeance.

      ELLE. Peut-être.

      LUI. Et stupide. Car celui qui t’a quittée n’en a rien su. Et s’il a su, il n’en a eu que faire.

      ELLE. Pareil pour moi.

      LUI. Et à combien de noms se monte ta liste donjuanesque?

      ELLE. Beaucoup. Et le plus intéressant, c’est que depuis c’est toujours moi qui les ai quittés et non pas eux qui m’ont quittée.

      LUI. Sans doute t’a-t-il fallu de grands efforts pour dépasser le nombre de ton idole?

      ELLE. Non, pas vraiment. C’est Don Juan qui a dû faire des efforts pour séduire les femmes, parce qu’elles résistaient. Et elles résistaient parce que c’est cela qu’on attend d’elles. Mais les hommes ne songent même pas à résister. Tu t’offres, ils acceptent tout de suite. De plus, ils s’estiment vainqueurs. C’est même ennuyeux. C’est pourquoi j’ai décidé de les vaincre par une autre voie.

      LUI. Comment précisément?

      ELLE. Pas comme tu le penses. Il suffisait à Don Juan de coucher avec une femme, pour que cela soit perçu comme sa victoire. Mais pour moi, se donner, ce n’est pas une victoire sur l’homme, c’est une défaite. Et moi je veux vaincre. Je veux réellement le séduire, qu’il tombe amoureux de moi. Et c’est de loin plus difficile.

      LUI. Même pour une femme comme toi?

      ELLE. La principale difficulté c’est que l’on permet à l’homme de prendre l’initiative, et pas à moi, comme tu l’as expliqué. Et il m’a fallu braver les convenances et me lancer. Le reste s’avéra assez simple.

      LUI. Et comment, selon toi, rend-on les hommes amoureux?

      ELLE. En gros, comme avec les femmes. Par la flatterie. Grossièrement, droit dans les yeux. Presqu’à la Hugo :

                  « Comment, disaient-elles,

            Attirer Achille,

            Sans brûler nos ailes?»

            (Après une pause :)

      «Flattez, disaient-ils. »

      LUI. Et ça marche?

      ELLE. Infaillible. Certes, il y a une différence. Si l’homme arrive à ses fins par des promesses d’amour éternel, la femme, au contraire, est obligée de promettre de ne pas s’imposer à jamais. Cela effraie l’homme. Non, rien qu’une nuit. Qu’une heure. Tu es libre. Tu n’es pas lié. Tu n’es tenu à rien. Tu peux disparaître, partir quand bon te semble, où bon te semble.

      LUI. (Avec froideur.). Idée intéressante.

      ELLE. Tellement rebattue, que s’en est même ennuyeux.

      LUI. Et moi aussi, tu as tenté de me prendre de la même façon?

      ELLE. (Sur un ton provocateur.). Et qu’est-ce qui te distingue des autres? À propos, n’est-il pas temps que tu ailles à l’aéroport?

      LUI. Tu as beaucoup d’esprit, beaucoup de fiel mais peu de cœur.

      ELLE. On voit tout de suite que la remarque émane d’un biologiste.

      Pause.

      LUI. Je crois que je vais y aller.

      ELLE. N’est-il pas trop tôt?

      LUI. J’attendrai l’avion à l’aéroport. De toute façon, je ne m’endormirai pas. (Il prend son porte-documents, y jette sa cravate, son rasoir électrique et ses autres rares affaires.)

      ELLE. Tu pars comme ça? Sans aucune hésitation?

      LUI. Je pars comme ça.

      Pause.

      LUI.


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