François de Bienville: Scènes de la Vie Canadienne au XVII siècle. Joseph Marmette
que ce terrain, alors couvert en grande partie de bois de haute futaie, était la propriété des intendants, qui en avaient fait leur parc.
Note 9: (retour) C'est maintenant le quai de la Reine.
Quant à la haute ville, elle était presque toute occupée par les communautés religieuses; à l'exception toutefois du Château et de quelques rares maisons disséminées le long des rues Saint-Louis, Buade, de la Fabrique, du Palais et Saint-Jean.
On venait de rebâtir le monastère des Ursulines, détruit par un incendie en 1686. En 1689, M. de Frontenac avait fait élever, dans le jardin de cette communauté, une palissade fortifiée, avec un corps de garde, pour défendre la ville du côté des plaines ou des champs, comme on les appelait alors.
Venait, à côté, le couvent des Jésuites. Converti en caserne depuis la conquête, cet édifice offre maintenant à peu près le même aspect qu'alors; à l'exception cependant du "grand jardin," d'un "petit bois" et de l'église qui ont disparu.10 L'espace de terre compris entre l'Hôtel-Dieu--qui ne consistait alors qu'en un bâtiment de pierre de taille avec deux pavillons--et le Séminaire, et qui comprend aujourd'hui les rues Couillard, Saint-Joseph, Sainte-Famille, Saint-George, etc., était désert et inhabité.
Note 10: (retour) Le couvent des Jésuites, qui depuis longtemps menaçait ruine, fut démoli en 1877.
Quant aux édifices du Séminaire, ils se composaient d'un corps principal, qui regardait le fleuve, de deux pavillons, et d'une aile à gauche, où était la chapelle. Cette dernière, malheureusement détruite depuis, devait être belle; car La Potherie, qui venait d'Europe, en fait beaucoup d'éloges.11 Le jardin de la communauté s'étendait librement jusqu'au rempart de palissades plantées sur la cime du cap qui domine la rue Sault-au-Matelot de plus de cent pieds. La petite batterie de canons qui défendait la ville en cet endroit, se trouvait dans le jardin, où les artilleurs avaient la permission de se tenir pour le service des pièces. Sur les plans et les cartes de cette époque, on remarque une grande croix plantée près de la palissade, dans le jardin, à peu près là où l'on voit maintenant sur la grande batterie une demi-lune défendue par un canon de trente-deux.
Note 11: (retour) Cette chapelle devait se trouver à la jonction de l'aile avec la vieille façade, à peu près au lieu où se trouvent maintenant les deux salles d'étude. Elle avait quarante pieds de long. La Potherie vante beaucoup le maître autel, qui était d'architecture corinthienne, les lambris, les sculptures qui ornaient les murailles et la voûte, et qui, faites par des séminaristes, étaient estimées dix mille écus. Cette chapelle a été depuis longtemps détruite par le feu.
Après la cathédrale et la rue Buade, en remontant, se trouvait la place d'armes, qui devait voir s'élever, trois ans plus tard (en 1693), le couvent et l'église des Récollets.
En face de la place d'armes, assis sur le bord du cap, et arrêté par les fondations qui servent encore à soutenir l'ancienne partie de la terrasse, était le château du Fort ou château Saint-Louis. Pour ne point allonger la partie purement descriptive de ce chapitre, nous donnerons plus loin une esquisse assez détaillée de cette résidence de nos anciens gouverneurs.
Maintenant descendons vers l'évêché, pour nous rapprocher du lieu qui verra se développer la partie la plus émouvante de ce roman.
Le palais épiscopal était alors bâti à l'endroit où s'élève, modestement, l'édifice de notre parlement provincial. C'était un grand bâtiment de pierre de taille, dont le principal corps de logis avec la chapelle, placée au milieu, regardait la côte de la Montagne. Une aile de soixante-douze pieds de long, avec un pavillon formant au bout un avant-corps du côté de l'est, allait rejoindre à angle droit la côte. La pointe de terre qui faisait face à cette aile et descend vers la côte de la Montagne qu'elle domine, avait servi de cimetière dès les premiers temps de la colonie.
Voici maintenant quel était le circuit décrit par le mur de clôture qui entourait l'évêché. Partant d'abord de l'extrémité du cimetière, il suivait la côte de la basse ville qu'il remontait en coupant la rue qui mène aux remparts aujourd'hui (cette voie n'existait pas alors), et venait s'arrêter au bout de la rue Port-Dauphin, à l'extrémité de notre palais épiscopal actuel. Si l'on revenait au même point de départ, on voyait le mur remonter vers le jardin du Séminaire en suivant la cime du cap qui s'élève au-dessus de la rue Sault-au-Matelot,12 puis s'arrêter à l'endroit du rempart où l'on a construit, il y a quelques années, une petite plate-forme entre la clôture de l'édifice du parlement et les premiers canons de la grande batterie. Là il rejoignait le mur qui borne encore les jardins du Séminaire et venait, confondu avec cette muraille, rejoindre l'autre extrémité au coin de la rue Port-Dauphin. Quant au carré de maisons qu'il y a maintenant entre le bureau de poste et le parlement, il n'existait pas à la fin du dix-septième siècle, et l'on circulait librement alors à l'endroit où ces constructions sont assises aujourd'hui.
Note 12: (retour) La tradition veut que cette rue ait été nommée ainsi par suite de la chute qu'un matelot y aurait faite du haut en bas du cap. A vrai dire, nous préférons cette version à celle de Hawkins (Picture of Quebec), qui substitue au matelot un chien nommé Matelot, qui aurait fait la même chute.
Cette topographie, peut-être minutieuse et sans intérêt pour beaucoup de lecteurs, est nécessaire à l'intelligence des événements qui vont suivre.
Il y avait au commencement de la rue Buade, en 1690, une modeste maison de pierre à un étage, qui faisait presque face à la jonction des murs d'enceinte de la cour de l'évêché. Elle était sise à l'endroit où est maintenant située la librairie de MM. Brousseau, et appartenait à M. Louis d'Orsy, jeune officier d'une compagnie de la marine. Celui-ci l'avait fait bâtir dès son arrivée au Canada, durant l'année 1687, et l'habitait avec sa sœur.
Le père des deux jeunes gens, le baron Raoul d'Orsy, ayant hérité d'un patrimoine considérablement amoindri par les fastueuses dépenses de ses pères, n'avait pu éviter la ruine imminente qu'ils lui avaient ainsi préparée de longue main. Aussi, se voyant hors d'état de subvenir aux exigences de fortune que demandaient son rang et son nom, s'était-il vu contraint de se défaire d'un petit manoir, en Normandie, qui lui restait pour tout bien, afin de réaliser quelque argent pour passer au Canada.
En quittant ainsi la France, il s'épargnait la honte de se voir dédaigné par le moindre gentilhomme, et pensait pouvoir refaire assez facilement sa fortune en Amérique, dès lors le pays des illusions par excellence.
Sa femme était morte plusieurs années auparavant, lui laissant les deux enfants que nous allons bientôt connaître; et comme il n'avait d'autres parents qu'une vieille tante, presque aussi pauvre que lui, il lui était donc moins pénible de laisser la France qu'on ne le pourrait croire de prime abord.
Ce fut en 168... qu'il s'embarqua, avec son fils et sa fille, sur un vaisseau marchand, la Fortune, qui faisait voile de Saint-Malo pour Québec.
A peine étaient-ils en vue des côtes d'Amérique qu'un corsaire de Boston leur donna la chasse. Comme ce dernier était plus fin voilier que le vaisseau français, celui-ci se vit contraint d'accepter le combat.
La Fortune n'avait pour tout canon qu'une méchante couleuvrine, plutôt propre à tuer les artilleurs qui la servaient qu'à faire tort à l'ennemi; tandis que le corsaire, avec ses douze bouches à feu, criblait la Fortune d'une grêle de boulets. Aussi, quand le capitaine du vaisseau marchand voulut tenter l'abordage, comme moyen extrême d'un salut presque inespéré,