Au soleil de juillet (1829-1830). Paul Adam
par des privilèges et des traitements notables, les savants de l'époque. Il rêvait de cloîtres solitaires, dans les provinces les plus à l'écart. Là des laboratoires merveilleusement aménagés eussent contenu tous les instruments de la physique, tous les ingrédients de la chimie, tous les modèles des machines industrielles.
—Comprends-tu... Les miracles de la vapeur et de l'électricité ne se manifestant que par la main de Dieu! Ah! ce qu'eût pu faire un pape intelligent, s'il eût décerné la pourpre des cardinaux à Laplace, à Dulong, à Davy, à Dalton, à Thénard!
—Mais c'est là l'idée d'Enfantin, l'ami du major Gresloup! s'écriait Omer. Le Saint-Simonisme enseigné par le moyen de la religion. L'abbé de Lamennais échange avec eux une correspondance tout à fait curieuse à ce sujet.
—Il m'a écrit de même, en m'encourageant, répondit Édouard. Ce grand apôtre sent bien que c'est le seul moyen de ramener les élites, puis les peuples à la foi et à la catholicité, à l'union des races sous l'autorité de Rome. Il faut que le miracle scientifique éblouisse d'abord le monde, du haut du Vatican!...
—L'abbé de Lamennais, Enfantin et toi, cousin.., vous perdez votre temps, objecta Dieudonné. Les princes actuels de l'Église ont l'âme trop médiocre pour comprendre; et, s'ils comprenaient, tout aussitôt ils craindraient de voir leur prestige personnel balancé par le prestige de tes savants à tonsure. Vous vous heurtez à l'opposition la plus inébranlable: celle de la sottise et de l'ignorance égoïstes, triomphantes et souveraines.
—Hélas! accorda l'abbé de Praxi-Blassans. Le cardinal Consalvi lui-même, malgré toute son intelligence et toute son autorité, n'osa point continuer contre les cardinaux et les évêques la lutte entreprise par son vaillant esprit.
Omer essaya de les étonner:
—M. Enfantin estime nécessaire pour tout autre Consalvi de rompre avec Rome, si tant est qu'il veuille réussir, et de créer une manière de schisme. Il prône le schisme, M. Enfantin! Même, cela ne laisse pas que d'indigner Mme Gresloup et sa fille.
—Donc, tu persifles les doctrines d'Enfantin, appuya Dieudonné en riant. Logique d'amour: ta belle te dicte tes opinions.
—Oh! ma belle!... ma belle!... Vous en parlez à votre aise... J'ai là-dessus moins de certitudes, avoua-t-il humblement. Toi, l'abbé, qui renseignes les Jésuites de Rome sur le cœur d'Elvire, tu en sais davantage...
—Moi?... Non pas. Un de nos supérieurs à l'étranger m'a demandé quelques indications. J'ai répondu que tu considérais ce mariage comme l'unique moyen de renoncer à la prêtrise sans réduire au désespoir la plus sainte des mères.
—Ta lettre ne contenait rien de plus?
—Rien, sinon que le mariage ne me semblait pas impossible... Depuis l'enfance, Elvire n'a-t-elle pas témoigné, à ton égard, une vive amitié. Son père prise ton savoir. J'ai dû mettre quelque chaleur à m'exprimer, dans l'intention que ce religieux trouvât bon de persuader ma tante Virginie.
—Au total, jamais Elvire ni sa mère ne t'ont laissé entendre clairement leur désir de me voir faire une démarche pressante; dis-moi, Dieudonné?
—Mon Dieu, ce sont des choses qu'une jeune personne accomplie et une dame très respectable ne s'empressent point, à l'ordinaire, de déclarer.
—En effet...
Omer savait à quoi s'en tenir. Personne de la famille Gresloup n'avait franchement averti ses cousins sur les sentiments d'Elvire. Les doutes de Mme Héricourt se confirmaient en lui. La conquête de l'ange était encore à faire. Pourquoi, pourquoi le vice de Lucifer avait-il redouté la claire vertu d'Eloa?
Il conçut une tristesse véritable. «Quel sot je suis d'avoir cru tout proche un tel bonheur, devant la matrone du Capitole. L'air de Rome m'a grisé. Il me reste Dolorès. Il me reste d'acheter, à cette belle Espagnole, pour une part de la Compagnie Héricourt, le plaisir que n'importe quelle courtisane me dispenserait, ma grisette Angeline même...»
Il n'écouta plus rien de la conversation savante vite reprise entre les chimistes lorsque les deux chevaux larges et chevelus cessaient de vouloir gagner trop sur la main du maître, et de prendre le galop parmi les étincelles. Le soleil de la mi-septembre s'inclinait déjà sur l'horizon des plaines. Le chemin côtoyait la rive de la Scarpe. Une file de peupliers frissonnait au bord des prairies. Dans le réseau des branches un peu dévêtues, le ciel se fonçait. Impassible et belle, la campagne ne communiait pas au chagrin du jeune homme. Il pensait à la jalousie de sa maîtresse italienne, Carita Gennarello, qui haïssait la nature, trop somptueuse et trop immortelle devant les amantes humaines. Comment rivaliser? Ce soir, Omer comprenait l'âme de la fille ardente, et ce besoin de se perpétuer qu'il eût voulu satisfaire aussi en fondant une famille héritière de ses vœux, en propageant une descendance, forme multiple et indéfinie de sa pensée vivante, de sa dévotion à la Loi romaine, à l'idéal des Latins. Un moment, il se crut le rival de la nature, l'Adam qu'elle venait de vaincre, dans l'illusion de s'éterniser par le moyen d'Elvire.
Il se mesura chétif et seul.
L'attelage rejoignit alors un convoi de chalands qui glissait sur le miroir vert et rose de la rivière. Des couples de chevaux lents halaient, de la berge, les péniches. Par la perche qu'il enfonçait dans la vase, un marinier repoussa la proue au milieu du courant. Enflées à la brise du crépuscule, les voiles aidaient la marche. Des sacs de farine chargeaient les bateaux jusqu'à faire affleurer l'eau et le pont. C'était la richesse des Moulins Héricourt qui s'en allait vers les Pays-Bas. Le charbon de la fosse Cavrois brillait aussi dans les premiers chalands. Les batelières surveillaient la soupe et le fourneau d'argile qui fumait sur le seuil de chaque maisonnette courbe, verte et blanche, installée au centre de la cargaison flottante. De tous petits enfants couraient le long du bordage. Une fille ramassa le linge séché sur la corde. L'homme dirigeait avec sa croupe la barre du gouvernail, tout en bourrant sa pipe. Un vieux puisait de l'eau; il plongeait à bout de corde le seau de bois dans la rivière d'or fluide. En se redressant, il reconnut le char et les chevaux de la tante Caroline; il discerna le tricorne d'Édouard.
—Monsieur l'abbé, cria-t-il, chés gens vous réclament à Vitry... Faut que vous y plantiez la croix... Ce sera aussi biau qu'à Arras, allez... Nos filles veulent aussi s'habiller tout de blanc et suivre la bannière... Et puis le commerce a besoin de ça... Mon gendre ne vend rien de ses affiquets.
—J'ai promis à votre maire et à votre curé... Ce sera pour bientôt, mon brave Flahaut... Comment va ch'tiot Anselme?
—Parbleu, le v'là guéri... puisque c'est vous qui lui avez fait faire sa première communion... Il n'a eu qu'à manger de vous pain bénit... Il dit toudis que c'étot fin amer... A c't'heure, i trotte... avec les vacques, dans le pré de son père... J'ai été avec ma femme achever, la neuvaine...
Le dialogue continua sur ce ton quelques minutes, pendant que les chevaux soufflaient et secouaient leurs crinières abondantes. Ceux qui guidaient les bêtes de halage saluaient timidement, le fouet à l'épaule; ils rectifiaient, sous l'œil du maître, les efforts mesurés de leurs attelages tirant la cordelle parmi le froissis des herbes et des roseaux.
Ainsi devisant, on atteignit l'écluse de Doncourt, qui arrêtait le convoi. Devant la boutique du savetier, homme alerte jouant à la marelle avec des fillettes hâves, Dieudonné arrêta le char.
—J'ai du cuir pour toi, Nicolas... Viens chercher le paquet... Quoi? Tu ne payeras donc jamais la tannerie?
—Je gagne peu, notre maître... Et puis, les p'tiotes, ça mange de la bouillie... L'autre nuit, pendant l'orage, v'là mon toit qui crève. J'ai dû remettre du chaume... Ma Zélie est en mal d'enfant...
Loqueteux et pitoyable, l'homme maigre s'excusait. Cavrois lui dit d'aller quérir le forgeron, qu'il ramena. Lui non plus ne payait pas; malgré qu'il fut de mine réjouie, avec des bras noueux. Cependant, il lui fut permis de recevoir le charbon que le patron de la péniche débarquerait, tout à l'heure, près de l'écluse. Qu'il