La Robe brodée d'argent. M. Maryan
reparut, et, à la lueur d'une autre chandelle qu'il tenait à la main, Landry put distinguer ses traits accentués, burinés par les rides, mais singulièrement beaux et distingués. Il portait une veste à basques longues, ornée de petits boutons noirs, et ouverte sur une chemise blanche. Point de gilet, mais une ceinture de coton à carreaux blancs et lilas faisant plusieurs fois le tour de ses reins. Il n'avait point quitté son chapeau, de dessous lequel tombaient sur son col des mèches de cheveux gris ayant une tendance à boucler.
—Mes nièces sont au sermon, dit-il, et je le regrette, parce qu'elles s'entendent mieux que la vieille Marianna à recevoir un étranger. Mais il y a toujours des draps au lit de la chambre d'amis. Êtes-vous capable de monter un étage, ou faut-il que je vous porte? Vous ne pesez pas lourd, et mes bras sont encore solides.
Landry n'eût voulu pour rien au monde accepter de tels services d'un vieillard.
Dominant sa souffrance, il suivit son hôte dans un escalier en pierre assez large, entre deux murs de granit, et qui lui sembla interminable. A droite et à gauche du palier, s'étendaient de sombres corridors. Presque à l'entrée de l'un d'eux, le maire ouvrit une porte. Cette fois, c'étaient deux bougies placées dans des flambeaux d'argent, qui éclairaient la «chambre d'amis». Landry vit un grand lit à courtines fanées, dont les couvertures rabattues laissaient voir des draps de neige, puis des meubles anciens assez confortables.
—On va vous apporter un bouillon et un verre de vieux vin, dit le maire. Il vaut mieux faire diète après une chute. Yvon m'a dit que vous n'avez ni fracture, ni entorse. S'il y a lieu, demain, on fera chercher un médecin à Brasparlz ou à Pleyben. Mais pour le moment, le mieux est de vous coucher.
—Comment vous remercier! dit Landry, dont les yeux se mouillèrent de larmes juvéniles. Recevoir ainsi un inconnu, un étranger!
—Je ne sais pas si vous êtes ou non un chrétien, Monsieur, répondit brusquement le vieillard; mais si vous avez jamais appris votre catéchisme, vous devez savoir que, parmi les œuvres de miséricorde que chacun de nous doit accomplir à l'occasion, il est recommandé d'exercer l'hospitalité.
—J'ai été élevé en chrétien, répondit Landry, et je sais aussi que la reconnaissance est un devoir.... J'ai une chère et tendre mère, Monsieur.... C'est la première fois que je la quitte, car j'ai fait près d'elle mon temps de soldat; et elle vous aura une profonde gratitude quand elle saura quelle réception j'ai trouvée ici.... Mais je dois au moins vous dire mon nom: Landry Desmoutiers.
—Moi je suis, je crois vous l'avoir dit, maire de ma commune,—un paysan, d'ailleurs, comme vous pouvez le constater. Si cela vous intéresse, je m'appelle Alain de Coatlanguy. Ma famille n'est pas la première qui ait subi les vicissitudes des temps. Cette maison, qui a été un manoir, est depuis plus de cent ans une ferme, et le sang des vieux seigneurs s'est mêlé à celui de nos paysans bretons.... Allons, dormez en paix, et demain vous me direz où est votre bagage, et ce qu'il faut faire de votre automobile.
Il refermait la porte; il se ravisa:
—Il y a de l'eau bénite au chevet de votre lit; ma nièce Loïzik en met tous les samedis.
Un instant après, la vieille servante apporta un bol de bouillon et une bouteille de vin convenablement tapissée de toiles d'araignées. Elle murmura un bonsoir en breton, puis referma la porte. Landry se trouvait seul.
III
C'était une douce et calme soirée d'automne. Il était à peine sept heures et demie; mais les arbres qui entouraient la maison du côté de l'avenue obscurcissaient les dernières heures du crépuscule. La chambre, bien que parfaitement propre, ne servait probablement qu'à de rares intervalles, car il y régnait cette odeur renfermée, ce léger relent de moisissure qui caractérise les vieilles maisons.
Landry ouvrit la fenêtre, chercha à distinguer les bâtiments lourds de la cour d'entrée, puis examina son logis. C'était une vaste pièce, au plafond bas, sillonné de poutres en chêne. Un revêtement de bois couvrait les murailles; à la fenêtre et au lit, des rideaux de calicot d'une blancheur immaculée pendaient sous les courtines d'un damas vert aux tons jaunis. Le mobilier se composait d'une armoire de chêne aux panneaux grossièrement sculptés, d'une commode sans style, mais ornée de curieuses poignées de cuivre, d'un fauteuil Voltaire recouvert de reps vert, de chaises de paille et d'une table ronde. Une pendule en bois noir, à colonnes, ornait la cheminée, flanquée de deux flambeaux d'argent, et à la tête du lit, il y avait un bénitier surmonté d'une croix.
Si Landry se fût trouvé transporté dans cette chambre au sortir de son nid parisien si douillet, si délicieusement rempli d'objets d'art, il n'y eût évidemment trouvé ni confort ni agrément; mais il venait de mener pendant quinze jours une vie fort primitive. Le plaisir d'être son maître, le sentiment vague d'une émancipation lui avaient fait accepter avec une sorte d'enthousiasme les auberges de village, la nourriture rustique, le coucher grossier, et l'absence complète du bien-être. Ces quinze jours vécus intensément, remplis d'émotions, de pensées, lui avaient paru courts pendant qu'ils s'écoulaient, et cependant, lui laissaient l'impression bizarre d'avoir creusé une sorte d'abîme le séparant de sa vie ordinaire. Il se figurait avoir mûri dans cet essai d'indépendance, ou plutôt avoir subi des changements intimes dans ce tête-à-tête avec sa jeunesse. Enfin, avec la souplesse de son âge, il se sentait en quelque sorte désaccoutumé, par cette vie nouvelle, de ce qui, jusqu'à présent, lui avait paru nécessaire à son existence. Aussi ne prenait-il pas, pour apprécier l'hospitalité de cette ferme, un terme de comparaison qui lui semblait déjà éloigné; il ne pensait pas à sa chambre du quai d'Orsay, mais aux réduits malpropres où il avait récemment dormi d'un sommeil sans rêves après des courses sur les collines. Et il goûta pleinement la netteté de la chambre, la blancheur des rideaux et du linge un peu rude, le modeste confort des meubles rustiques. Il trouva une jouissance délicieuse à s'enfoncer dans le grand lit que rendait douillet une couette de plumes à l'ancienne mode. Il prit consciencieusement de l'eau bénite, moitié attendri, moitié souriant de la simplicité d'enfant avec laquelle ce vieillard athlétique l'avait averti de ce pieux raffinement d'hospitalité. Et, avec une indicible impression de sécurité, sans même penser à sa machine abandonnée là-bas sur la bruyère, il s'endormit d'un lourd sommeil.
...Bien lourd, en effet, car la ferme recommença à vivre dès l'aube, et il n'entendit rien, ni le cri strident des coqs, ni le mugissement grave des vaches qu'on venait de traire, ni les aboiements joyeux des chiens, ni, à plus forte raison, le bruit du balai que Marianna heurtait contre les cloisons de bois. Mais, chose singulière, il s'éveilla subitement lorsqu'un coup léger fut frappé à sa porte.
—Entrez! balbutia-t-il, encore lourd de sommeil.
On n'entra pas. Seulement, une voix de femme, douce et un peu chantante, se fit entendre derrière la porte:
—Mon oncle m'a envoyée demander comment vous allez, Monsieur. Il est à la mairie; mais, si vous désirez un médecin, il a dit de faire atteler.
Landry se secoua comme un jeune chien. Il se sentait bien encore douloureusement meurtri; mais ce bon sommeil l'avait déjà à moitié remis, et il n'avait évidemment nul besoin d'un docteur, ni de remèdes.
—Je suis presque bien, répondit-il, amusé, à travers la porte. Oserai-je demander l'heure? La pendule n'est pas montée, et ma montre s'est arrêtée dans ma chute.
—Il est dix heures, Monsieur; Marianna doit-elle vous apporter votre déjeuner, ou voulez-vous descendre?
—Je descends... Mille grâces!
Il sauta à bas de son lit, étouffant un petit cri, car ses mouvements demeuraient pénibles, et il commença avec délices ses ablutions. La fenêtre ouverte laissait entrer non pas un rayon, mais une véritable nappe de soleil. Tout semblait irradié, embelli à miracle dans cette lumière, et, tout en faisant sa toilette, il admirait