Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs. François de Salignac de La Mothe- Fénelon
ne cessez jamais de m'aimer.
Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre; de profonds soupirs m'empêchaient de parler; nous nous embrassions en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau; il demeura sur le rivage; et, quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes nous voir.
LIVRE QUATRIÈME.
SOMMAIRE.
Télémaque reprend le récit de ses aventures.—Il raconte que, dans sa traversée de Tyr à l'île de Chypre, il eut un songe qui lui montrait Vénus et Cupidon l'invitant au plaisir.—Minerve lui apparut aussi, le couvrant de son égide; enfin il vit Mentor qui l'exhortait à fuir de l'île de Chypre. A son réveil, les Chypriens, noyés dans le vin, sont surpris par une affreuse tempête.—Le vaisseau eût péri, si Télémaque n'eût pris en main le gouvernail.—Arrivée dans l'île de Chypre.—Peinture des mœurs voluptueuses des habitants, du culte rendu à Vénus et des impressions funestes qu'en reçoit Télémaque.—Il retrouve là Mentor dont les conseils le délivrent d'un si grand danger.—Le Syrien Hazaël, à qui Mentor avait été vendu, rend à Télémaque son sage conducteur,—Hazaël s'embarque avec eux pour l'île de Crète.—Ils voient dans ce trajet le beau spectacle d'Amphitrite trainée dans son char par des chevaux marins.
Calypso, qui avait été jusqu'à ce moment immobile et transportée de plaisir en écoutant les aventures de Télémaque, l'interrompit pour lui faire prendre quelque repos. Il est temps, lui dit-elle, que vous alliez goûter la douceur du sommeil après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici; tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entr'ouvrira les portes dorées de l'orient, et que les chevaux du Soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage: ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée, revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende cette nuit courte. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déjà, et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des songes légers, qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout ce qui pourrait vous réveiller trop promptement.
La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'était ni moins rustique ni moins agréable. Une fontaine, qui coulait dans un coin, y faisait un doux murmure qui appelait le sommeil. Les nymphes y avaient préparé deux lits d'une molle verdure, sur lesquels elles avaient étendu deux grandes peaux, l'une de lion pour Télémaque, et l'autre d'ours pour Mentor.
Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque: Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré: par là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son cœur, et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'était engagée à vous raconter des histoires, et à vous apprendre quelle a été la destinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler longtemps sans rien dire; et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle désire savoir: tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité, et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer: pour moi, je ne puis vous pardonner rien: je suis le seul qui vous connais, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père!
Quoi donc! répondit Télémaque, pouvais-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? Non, reprit Mentor, il fallait les lui raconter: mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvait lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été, tantôt errant, tantôt captif en Sicile, et puis en Égypte. C'était lui dire assez: et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déjà son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver! Mais que ferai-je donc? continua Télémaque, d'un ton modéré et docile. Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher ce qui reste de vos aventures: elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne servirait qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.
Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appelait ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. Il est temps, lui dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso: mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre cœur; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier elle vous éleva au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille et du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sentîtes-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous ce qu'elle disait? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même: elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit faible, et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions.
Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse les attendait. Elle sourit en les voyant, et cacha, sous une apparence de joie, la crainte et l'inquiétude qui troublaient son cœur, car elle prévoyait que Télémaque, conduit par Mentor, lui échapperait de même qu'Ulysse. Hâtez-vous, dit-elle, mon cher Télémaque, de satisfaire ma curiosité: j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir partir de Phénicie et chercher une nouvelle destinée dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut ce voyage, et ne perdons pas un moment. Alors on s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre d'un bocage épais.
Calypso ne pouvait s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec indignation que Mentor observait jusqu'aux moindres mouvements de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchaient pour prêter l'oreille, et faisaient une espèce de demi-cercle pour mieux voir et pour mieux écouter: les yeux de toute l'assemblée étaient immobiles et attachés sur le jeune homme*. Télémaque, baissant les yeux, et rougissant avec beaucoup de grâce, reprit ainsi la suite de son histoire:
A peine le doux souffle d'un vent favorable avait rempli nos voiles*, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étais avec les Chypriens, dont j'ignorais les mœurs, je me résolus de me taire, de remarquer tout, et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estime. Mais, pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir: mes sens étaient liés et suspendus; je goûtais une paix et une joie profonde qui enivrait mon cœur.
Tout à coup, je crus voir Vénus qui fendait les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avait cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres, qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout à coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles: Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire; tu arriveras bientôt dans cette île