Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aristonoüs. François de Salignac de La Mothe- Fénelon
dans ma fureur. O malheureuse jeunesse! disais-je: ô dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ardente! O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme Laërte mon aïeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse où je me vois.
A peine avais-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissait, et que mon cœur, enivré d'une folle passion, secouait presque toute pudeur; puis je me voyais replongé dans un abîme de remords. Pendant ce trouble, je courais errant ça et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée: elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur; mais la flèche qui l'a percée dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier*. Ainsi je courais en vain pour m'oublier moi-même et rien n'adoucissait la plaie de mon cœur.
En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage me parut si pâle, si triste, si austère, que je ne pus en ressentir aucune joie. Est-ce donc vous, m'écriai-je, ô mon cher ami, mon unique espérance? est-ce vous? quoi donc! est-ce vous-même? une image trompeuse ne vient-elle point abuser mes yeux? est-ce vous, Mentor? n'est-ce point votre ombre encore sensible à mes maux? n'êtes-vous point au rang des âmes heureuses qui jouissent de leur vertu, et à qui les dieux donnent des plaisirs purs dans une éternelle paix aux Champs-Élysées? Parlez, Mentor; vivez-vous encore? Suis-je assez heureux pour vous posséder? ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon ami? En disant ces paroles, je courais vers lui, tout transporté jusqu'à perdre la respiration; il m'attendait tranquillement sans faire un pas vers moi. O dieux, vous le savez, quelle fut ma joie quand je sentis que mes mains le touchaient! Non, ce n'est pas une vaine ombre! je le tiens! je l'embrasse, mon cher Mentor! C'est ainsi que je m'écriai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; je demeurais attaché à son cou sans pouvoir parler. Il me regardait tristement avec des yeux pleins d'une tendre compassion.
Enfin je lui dis: Hélas! d'où venez-vous? en quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence! et que ferais-je maintenant sans vous? Mais sans répondre à mes questions: Fuyez! me dit-il d'un ton terrible: fuyez, hâtez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison; l'air qu'on y respire est empesté; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infâme, qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs, et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez! que tardez-vous? ne regardez pas même derrière vous en fuyant; effacez jusques au moindre souvenir de cette île exécrable.
Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux, et qui me laissait voir la pure lumière: une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissait dans mon cœur. Cette joie était bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avaient été d'abord empoisonnés: l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste; elle est toujours pure et égale, rien ne peut l'épuiser; plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle ravit l'âme sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvais que rien n'était si doux que de pleurer ainsi. O heureux, disais-je, les hommes à qui la vertu se montre dans toute sa beauté! peut-on la voir sans l'aimer! peut-on l'aimer sans être heureux!
Mentor me dit: Il faut que je vous quitte; je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrêter. Où allez-vous donc? lui répondis-je: en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'échapper, je mourrai plutôt sur vos pas. En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. C'est en vain, me dit-il, que vous espérez de me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé Hazaël, qui cherchait un esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce, et pour s'instruire de nos sciences.
En effet, Hazaël m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l'île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple: le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque: un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi: si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu: souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!
Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici: plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable? est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance*? voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler à Hazaël; il aura pitié de ma jeunesse et de mes larmes: puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut avoir un cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui: s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de la vie.
Dans ce moment Hazaël appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. Que voulez-vous? me dit-il. La vie, répondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est a vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave: souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice, et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage; mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essais des outrages de la fortune: maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; ô Hazaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse, et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton.
Hazaël, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva. Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre; vous le serez aussi: je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre cœur.
En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé d'un horrible danger, je me rapprochais de mon pays, je trouvais un secours pour y retourner; je goûtais la consolation d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà, par le pur amour de la vertu; enfin je retrouvais tout, en retrouvant Mentor pour ne plus le quitter.
Hazaël s'avance sur le sable du rivage, nous le suivons; on entre dans le vaisseau, les rameurs fendent les ondes paisibles; un zéphyr léger se joué de nos voiles, il anime tout le vaisseau, et lui donne un doux mouvement. L'île de Chypre disparaît bientôt. Hazaël,