Les quatre cavaliers de l'apocalypse. Vicente Blasco Ibanez

Les quatre cavaliers de l'apocalypse - Vicente Blasco Ibanez


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s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!...

      Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère politique.

      —Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun... contre un ennemi commun...

      Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur de la France.

      —Hoch! s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses soldats de la réserve.

      Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout, répondit par un Hoch! qui ressemblait à un rugissement, tandis que la musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la Marseillaise.

      Jules était de nationalité argentine[B], mais il portait un nom français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent, et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada qu'il assistait à un mémorable événement historique.

      —C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui l'Allemagne a été vraiment courtoise.

      Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la présence de madame la Conseillère. Le capitaine de landsturm jouait un poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks, mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière: elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur, obtenue et maintenue à force de volonté, rendait plus apparente la robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses mâchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents qui suggéraient au peintre l'irrévérencieuse tentation de la comparer mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course. «Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison. La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de ceinture.

      Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle eût fait maints voyages dans les deux hémisphères.

      —Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison!

      Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là.

      Herr Commerzienrath continuait entre amis son speech du dessert, et ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec l'Allemagne.

      —Quant à nous, déclara le Commerzienrath en regardant fixement le peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous désirons vivre en parfaite amitié avec la France.

      Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en présentait.

      —Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct.

      Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut la fantaisie de répondre:

      —Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien de leur rendre ce que vous leur avez pris.

      A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de landsturm qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette protestation.

      —Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons gagné par notre héroïsme.

      Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua froidement:

      —C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse votre montre.

      Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia, sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête de l'Alsace à un vol!... Une terre allemande!... La race!... La langue!... L'histoire!...

      —Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande? interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui avez-vous demandé son opinion?

      Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son mépris.

      —Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de l'Europe.

      Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire silencieusement une «réussite».

      Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, lorsque, le lendemain, le Commerzienrath et ses amis vinrent à lui et, pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses. C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus


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