Les quatre cavaliers de l'apocalypse. Vicente Blasco Ibanez
chacun de ces pays une importance excessive, commentaient avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous l'influence allemande.
Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et lourds badinages, des contes montés en couleur. Le Commerzienrath présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient de larges crédits à la Deutsche Bank, ou riches boutiquiers installés dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait un moyen infaillible de remédier au manque de succès:
—On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.
Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée.
Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann offrit une coupe au jeune homme.
—C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il était temps...
Jules fit un geste de surprise.
—La guerre? Quelle guerre?
Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet événement pouvait-il intéresser le belliqueux conseiller? Les deux nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois à quelque chose.
—Non! déclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bénie. La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre alliée. Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?
Jules haussa les épaules, d'un air qui signifiait à la fois son incompétence et son indifférence.
—C'est la guerre, vous dis-je, répéta l'autre, la guerre préventive dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre nous qu'elle se prépare. Encore quatre ans de paix, et elle aura terminé la construction de ses chemins de fer stratégiques. Alors sa force militaire, jointe à celle de ses alliés, vaudra la nôtre. Le mieux est donc de lui porter dès maintenant un coup décisif. Il faut savoir profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre préventive! Ce sera le salut de l'industrie allemande.
Ses compatriotes l'écoutaient en silence. Il semblait que quelques-uns ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de négociants voyait les affaires paralysées, les succursales en faillite, les crédits coupés par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux que les batailles et les massacres. Néanmoins ils approuvaient par des grognements et par des hochements de tête les féroces déclamations du capitaine de landsturm. Jules crut que le conseiller et ses admirateurs étaient ivres.
—Prenez garde, capitaine, répondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous dites manque peut-être de logique. Comment une guerre favoriserait-elle l'industrie allemande? D'un jour à l'autre l'Allemagne élargit davantage son action économique; elle conquiert chaque mois un marché nouveau; chaque année, son bilan commercial augmente dans des proportions incroyables. Il y a un demi-siècle, elle était réduite à donner pour matelots à ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous les océans, et il n'est aucun port où la marchandise allemande n'occupe sur les quais la place la plus considérable. Donc, ce qu'il faut à l'Allemagne, c'est continuer à vivre ainsi et se préserver des aventures guerrières. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les maîtres de tous les marchés du monde, triompheront de l'Angleterre, leur maîtresse et leur rivale, dans cette lutte où il n'y a pas de sang répandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune entière, exposer de gaîté de cœur toute cette prospérité dans une lutte qui, en somme, pourrait vous être défavorable?
—Ce qu'il nous faut, répliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la guerre préventive! Nous vivons entourés d'ennemis, et cela ne peut pas durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent assez forte pour défier le monde. Notre devoir est de mettre fin à la menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous possédons la première armée du monde, servons nous-en; sinon, elle risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous étouffer dans un cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se raidissant elle brisera le corset mortel. Réveillons-nous avant qu'on ne nous enchaîne dans notre sommeil! Malheur à ceux que rencontrera notre épée!
Jules se crut obligé de répondre à cette déclaration arrogante. Il n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands. Tout ce que faisaient les nations voisines, c'était de prendre leurs précautions et de ne pas continuer à vivre dans une inerte confiance en présence de l'ambition démesurée des Germains; elles se préparaient tout simplement à se défendre contre une agression presque certaine; elles voulaient se mettre en état de soutenir leur dignité menacée par les prétentions les plus inouïes.
—Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prémunir contre vous. N'est-ce pas vous qui représentez un péril pour le monde?
Le paquebot n'étant plus dans les mers américaines, le Commerzienrath mit dans sa riposte la hauteur d'un maître de maison qui relève une incongruité.
—J'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en imitant le flegme des diplomates, que vous n'êtes qu'un Sud-Américain et que vous n'entendez rien à ces questions.
Ainsi se terminèrent les relations de Jules avec le conseiller et son clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur patrie, ils se dépouillaient du servile désir de plaire qui les accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux n'essaya de réconcilier le peintre et le capitaine.
Cependant le service télégraphique fonctionnait sans répit, et le commandant conférait très souvent dans sa cabine avec le Commerzienrath, parce que celui-ci était le plus important personnage du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isolés pour s'entretenir à voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule, apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reçues par les appareils radiotélégraphiques.
Dans la matinée du jour qui devait être pour Jules Desnoyers le dernier du voyage, le garçon de cabine l'appela.
—Herr, montez donc sur le pont: c'est joli à voir.
La mer était voilée de brume; mais à travers les vapeurs flottantes se dessinaient des silhouettes semblables à des îles, avec de robustes tours et des minarets pointus. Ces îles s'avançaient sur l'eau huileuse, lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta dix-huit, qui semblaient emplir l'Océan. C'était l'escadre de la Manche qui, par ordre du gouvernement britannique,