Les quatre cavaliers de l'apocalypse. Vicente Blasco Ibanez

Les quatre cavaliers de l'apocalypse - Vicente Blasco Ibanez


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de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.

      Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures. Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans une de ces crises de découragement,—il venait alors d'atteindre la trentaine,—qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à l'occasion de ses achats de bétail.

      Madariaga était un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'étant plié aux mœurs du pays et vivant comme un gaucho, avait fini par acquérir d'énormes estancias[C]. Ses terres étaient aussi vastes que telle ou telle principauté européenne, et son infatigable vigueur de centaure avait beaucoup contribué à la prospérité de ses affaires. Il galopait des journées entières sur les immenses prairies où il avait été l'un des premiers à planter l'alfalfa, et, grâce à l'abondance de ce fourrage, il pouvait, au temps de la sécheresse, acheter presque pour rien le bétail qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un millier de bêtes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices des vendeurs étaient peine perdue.

      —Mon garçon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il était de bonne humeur, vous êtes dans la débine. L'impécuniosité se sent de loin. Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez, restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.

      Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est-à-dire les propriétaires établis à quinze ou vingt lieues de distance, arrêtèrent sur le chemin le nouvel employé pour lui prédire toute sorte de déboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui avaient passé chez lui. Marcel ne tarda pas à constater qu'en effet le caractère de Madariaga était insupportable; mais il constata aussi que son patron, en vertu d'une sympathie spéciale et inexplicable, s'abstenait de le molester.

      —Ce garçon est une perle, répétait volontiers Madariaga, comme pour excuser la considération qu'il témoignait au Français. Je l'aime parce qu'il est sérieux. Il n'y a que les gens sérieux qui me plaisent.

      Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-même ne savaient au juste en quoi pouvait bien consister le «sérieux» que ce dernier attribuait à son homme de confiance; mais Marcel n'en était pas moins flatté de voir que l'estanciero, agressif avec tout le monde, même avec les personnes de sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du maître et prenait un accent quasi paternel.

      La famille de Madariaga se composait de sa femme, Misiá Petrona, qu'il appelait la Chinoise, et de deux filles adultes, Luisa et Héléna, qui, revenues au domaine après avoir passé quelques années en pension, à Buenos-Aires, avaient bientôt recouvré une bonne partie de leur rusticité primitive.

      Misiá Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le déjeuner des ouvriers, la distribution du biscuit, la préparation du café ou du maté; elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle exerçait à la cuisine une autorité souveraine. Mais, dès que la voix de son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-même dans un silence craintif et respectueux; à table, elle le contemplait de ses yeux ronds et fixes, et lui témoignait une soumission religieuse.

      Quant aux filles, le père leur avait richement meublé un salon dont elles prenaient grand soin, mais où, malgré leurs protestations, il apportait à chaque instant le désordre de ses rudes habitudes. Les opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprimés par les bottes du centaure; la cravache traînait sur une console dorée; les échantillons de maïs éparpillaient leurs grains sur la soie d'un divan où ces demoiselles osaient à peine s'asseoir. Dans le vestibule, près de la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient demandé de la faire transporter dans les dépendances, il entra presque en fureur. Il serait donc obligé de faire un voyage toutes les fois qu'il voudrait vérifier le poids d'une peau crue?

      Luisa, l'aînée, qu'on appelait Chicha, à la mode américaine, était la préférée de son père.

      —C'est ma pauvre Chinoise toute crachée, disait-il. Aussi bonne et aussi travailleuse que sa mère, mais beaucoup plus dame.

      Marcel n'avait pas la moindre velléité de contredire cet éloge, qu'il aurait plutôt trouvé insuffisant; mais il avait de la peine à admettre que cette belle fille pâle, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire d'une malice enfantine, eût la moindre ressemblance physique avec l'estimable matrone qui lui avait donné le jour.

      Héléna, la cadette, était d'un tout autre caractère. Elle n'avait aucun goût pour les travaux du ménage et passait au piano des journées entières à tapoter des exercices avec une conscience désespérante.

      —Grand Dieu! s'écriait le père exaspéré par cette rafale de notes. Si au moins elle jouait la jota et le pericón[D]!

      Et, à l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au milieu des eucalyptus, pour échapper à ces interminables séries de gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnommée «la romantique», et elle était continuellement l'objet de ses algarades ou de ses moqueries. Où avait-elle pris des goûts que n'avaient jamais eus son père ni sa mère? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec cette bibliothèque où il n'y avait que des romans et des poésies? Sa bibliothèque, à lui, était bien plus utile et bien plus instructive: elle se composait des registres où était consignée l'histoire de toutes les bêtes fameuses qu'il avait achetées pour la reproduction ou qui étaient nées chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possédé Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre, et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!

      Marcel était depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il entra brusquement au bureau de Madariaga.

      —Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me régler mon compte.

      Madariaga le regarda en dessous.

      —Tu t'en vas? Et le motif?

      —Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....

      —Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller! T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de mouche morte que tu échanges avec sa fille? Tu n'as pas mal réussi, mon garçon! Te voilà maître de la moitié de mes pesos[E], et tu peux dire que tu as «refait» l'Amérique.

      Tout en parlant, Madariaga avait empoigné sa cravache et en donnait de petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont celui-ci ne discernait pas encore si elle était bienveillante ou hostile.

      —C'est précisément pour cela que je viens prendre congé de vous, répliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je pars.

      —Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit


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