LUPIN: Les aventures complètes. Морис Леблан
de couteau, c’est un moyen que tu méprises, mais si tu le reçois là, Lupin, en pleine gorge ?…
– Ah ! Ah ! En fin de compte, voilà ce que tu me proposes ?
– Non, je n’aime pas beaucoup le sang, moi… Regarde mes poings… je frappe et l’on tombe… j’ai des coups à moi… Mais l’autre tue… rappelle-toi la petite blessure à la gorge… Ah ! Celui-là. Lupin, prends garde à lui… Il est terrible et implacable… Rien ne l’arrête.
Il prononça ces mots à voix basse et avec une telle émotion que Sernine frissonna au souvenir abominable de l’inconnu.
– Baron, ricana-t-il, on dirait que tu as peur de ton complice !
– J’ai peur pour les autres, pour ceux qui nous barrent la route, pour toi, Lupin. Accepte ou tu es perdu. Moi-même, s’il le faut, j’agirai. Le but est trop près… j’y touche… Va-t’en Lupin !
Il était puissant d’énergie et de volonté exaspérée, et si brutal qu’on l’eût dit prêt à frapper l’ennemi sur-le-champ.
Sernine haussa les épaules.
– Dieu ! Que j’ai faim ! dit-il en bâillant. Comme on mange tard chez toi !
La porte s’ouvrit.
– Monsieur est servi, annonça le maître d’hôtel.
– Ah ! Que voilà une bonne parole !
Sur le pas de la porte, Altenheim lui agrippa le bras, et, sans se soucier de la présence du domestique :
– Un bon conseil… accepte. L’heure est grave… Et ça vaut mieux, je te jure, ça vaut mieux… accepte…
– Du caviar ! s’écria Sernine… ah ! C’est tout à fait gentil… Tu t’es souvenu que tu traitais un prince russe.
Ils s’assirent l’un en face de l’autre, et le lévrier du baron, une grande bête aux longs poils d’argent, prit place entre eux.
– Je vous présente Sirius, mon plus fidèle ami.
– Un compatriote, dit Sernine. Je n’oublierai jamais celui que voulut bien me donner le tsar quand j’eus l’honneur de lui sauver la vie.
– Ah ! Vous avez eu l’honneur… un complot terroriste, sans doute ?
– Oui, complot que j’avais organisé. Figurez-vous que ce chien, qui s’appelait Sébastopol…
Le déjeuner se poursuivit gaiement, Altenheim avait repris sa bonne humeur, et les deux hommes firent assaut d’esprit et de courtoisie. Sernine raconta des anecdotes auxquelles le baron riposta par d’autres anecdotes, et c’étaient des récits de chasse, de sport, de voyage, où revenaient à tout instant les plus vieux noms d’Europe, grands d’Espagne, lords anglais, magyars hongrois, archiducs autrichiens.
– Ah ! dit Sernine, quel joli métier que le nôtre ! Il nous met en relation avec tout ce qu’il y a de bien sur terre. Tiens, Sirius, un peu de cette volaille truffée.
Le chien ne le quittait pas de l’œil, happant d’un coup de gueule tout ce que Sernine lui tendait.
– Un verre de Chambertin, prince ?
– Volontiers, baron.
– Je vous le recommande, il vient des caves du roi Léopold.
– Un cadeau ?
– Oui, un cadeau que je me suis offert.
– Il est délicieux… Un bouquet !… Avec ce pâté de foie, c’est une trouvaille. Mes compliments, baron, votre chef est de premier ordre.
– Ce chef est une cuisinière, prince. Je l’ai enlevée à prix d’or à Levraud, le député socialiste. Tenez, goûtez-moi ce chaud-froid de glace au cacao, et j’attire votre attention sur les gâteaux secs qui l’accompagnent. Une invention de génie, ces gâteaux.
– Ils sont charmants de forme, en tout cas, dit Sernine, qui se servit. Si leur ramage répond à leur plumage… Tiens, Sirius, tu dois adorer cela. Locuste n’aurait pas mieux fait.
Vivement il avait pris un des gâteaux et l’avait offert au chien. Celui-ci l’avala d’un coup, resta deux ou trois secondes immobile, comme stupide, puis tournoya sur lui-même et tomba, foudroyé.
Sernine s’était jeté en arrière pour n’être pas pris en traître par un des domestiques, et, se mettant à rire :
– Dis donc, baron, quand tu veux empoisonner un de tes amis, tâche que ta voix reste calme et que tes mains ne frémissent pas… Sans quoi on se méfie… Mais je croyais que tu répugnais à l’assassinat ?
– Au coup de couteau, oui, dit Altenheim sans se troubler. Mais j’ai toujours eu envie d’empoisonner quelqu’un. Je voulais savoir quel goût ça avait.
– Bigre ! Mon bonhomme, tu choisis bien tes morceaux. Un prince russe !
Il s’approcha d’Altenheim et lui dit d’un ton confidentiel :
– Sais-tu ce qui serait arrivé si tu avais réussi, c’est-à-dire si mes amis ne m’avaient pas vu revenir à trois heures au plus tard ? Eh bien, à trois heures et demie, le préfet de Police savait exactement à quoi s’en tenir sur le compte du soi-disant baron Altenheim, lequel baron était cueilli avant la fin de la journée et coffré au Dépôt.
– Bah ! dit Altenheim, de prison on s’évade… tandis qu’on ne revient pas du royaume où je t’envoyais.
– évidemment, mais il eût d’abord fallu m’y envoyer, et cela ce n’est pas facile.
– Il suffisait d’une bouchée d’un de ces gâteaux.
– En es-tu bien sûr ?
– Essaie.
– Décidément, mon petit, tu n’as pas encore l’étoffe d’un grand maître de l’Aventure, et sans doute ne l’auras-tu jamais, puisque tu me tends des pièges de cette sorte. Quand on se croit digne de mener la vie que nous avons l’honneur de mener, on doit aussi en être capable, et, pour cela, être prêt à toutes les éventualités… même à ne pas mourir si une fripouille quelconque tente de vous empoisonner… Une âme intrépide dans un corps inattaquable, voilà l’idéal qu’il faut se proposer… et atteindre. Travaille, mon petit. Moi, je suis intrépide et inattaquable. Rappelle-toi le roi Mithridate.
Et, se rasseyant :
– À table, maintenant ! Mais comme j’aime à prouver les vertus que je me décerne, et comme, d’autre part, je ne veux pas faire de peine à ta cuisinière, donne-moi donc cette assiette de gâteaux.
Il en prit un, le cassa en deux, et tendit une moitié au baron :
– Mange !
L’autre eut un geste de recul.
– Froussard ! dit Sernine.
Et, sous les yeux ébahis du baron et de ses acolytes, il se mit à manger la première, puis la seconde moitié du gâteau, tranquillement, consciencieusement, comme on mange une friandise dont on serait désolé de perdre la plus petite miette.
– 3 –
Ils se revirent.
Le soir même, le prince Sernine invitait le baron Altenheim au Cabaret Vatel, et le faisait dîner avec un poète, un musicien, un financier et deux jolies comédiennes, sociétaires du Théâtre-Français.
Le lendemain, ils déjeunèrent ensemble au Bois, et le soir ils se retrouvèrent à l’Opéra.
Et chaque jour, durant une semaine, ils se revirent.
On eût dit qu’ils