Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète). Морис Леблан
Puis, avec douceur, il continua :
– Tu avais raison, vois-tu, nous ne sommes pas ennemis. Il y a longtemps que je le sais… Dès la première heure, j’ai senti pour toi, pour l’être intelligent que tu es, une sympathie involontaire… de l’admiration… Et c’est pourquoi je voudrais te dire ceci… ne t’en froisse pas surtout… je serais désolé de te froisser… mais il faut que je te le dise… Eh bien ! Renonce à lutter contre moi… Ce n’est pas par vanité que je te le dis… ce n’est pas non plus parce que je te méprise… mais vois-tu… la lutte est trop inégale… Tu ne sais pas… personne ne sait toutes les ressources dont je dispose… Tiens, ce secret de l’Aiguille creuse que tu cherches si vainement à déchiffrer, admets un instant que ce soit un trésor formidable, inépuisable… ou bien un refuge invisible, prodigieux, fantastique… Ou bien les deux peut-être… Songe à la puissance surhumaine que j’en puis tirer ! Et tu ne sais pas non plus toutes les ressources qui sont en moi… tout ce que ma volonté et mon imagination me permettent d’entreprendre et de réussir. Pense donc que ma vie entière – depuis que je suis né, pourrais-je dire – est tendue vers le même but, que j’ai travaillé comme un forçat avant d’être ce que je suis, et pour réaliser dans toute sa perfection le type que je voulais créer, que je suis parvenu à créer. Alors… que peux-tu faire ? Au moment même où tu croiras saisir la victoire, elle t’échappera… il y aura quelque chose à quoi tu n’auras pas songé… un rien… le grain de sable que, moi, j’aurai placé au bon endroit, à ton insu… Je t’en prie, renonce… je serais obligé de te faire du mal, et cela me désole…
Et, lui mettant la main sur le front, il répéta :
– Une deuxième fois, petit, renonce. Je te ferais du mal. Qui sait si le piège où tu tomberas inévitablement n’est pas déjà ouvert sous tes pas ?
Beautrelet dégagea sa figure. Il ne pleurait plus. Avait-il écouté les paroles de Lupin ? On aurait pu en douter à son air distrait. Deux ou trois minutes il garda le silence. Il semblait peser la décision qu’il allait prendre, examiner le pour et le contre, dénombrer les chances favorables ou défavorables. Enfin, il dit à Lupin :
– Si je change le sens de mon article, et si je confirme la version de votre mort, et si je m’engage à ne jamais démentir la version fausse que je vais accréditer, vous me jurez que mon père sera libre ?
– Je te le jure. Mes amis se sont rendus en automobile avec ton père dans une autre ville en province. Demain matin à sept heures, si l’article du Grand Journal est tel que je le demande, je leur téléphone et ils remettront ton père en liberté.
– Soit, fit Beautrelet, je me soumets à vos conditions.
Rapidement, comme s’il trouvait inutile, après l’acceptation de sa défaite, de prolonger l’entretien, il se leva, prit son chapeau, me salua, salua Lupin et sortit.
Lupin le regarda s’en aller, écouta le bruit de la porte qui se refermait et murmura :
– Pauvre gosse…
Le lendemain matin à huit heures, j’envoyai mon domestique me chercher un Grand Journal. Il ne l’apporta qu’au bout de vingt minutes, la plupart des kiosques manquant déjà d’exemplaires.
Je dépliai fiévreusement la feuille. En tête apparaissait l’article de Beautrelet. Le voici, tel que les journaux du monde entier le reproduisirent :
LE DRAME D’AMBRUMÉSY
Le but de ces quelques lignes n’est pas d’expliquer par le menu le travail de réflexions et de recherches grâce auquel j’ai réussi à reconstituer le drame ou plutôt le double drame d’Ambrumésy. À mon sens, ce genre de travail et les commentaires qu’il comporte, déductions, inductions, analyses, etc., tout cela n’offre qu’un intérêt relatif, et en tout cas fort banal. Non, je me contenterai d’exposer les deux idées directrices de mes efforts, et par là même, il se trouvera qu’en les exposant et en résolvant les deux problèmes qu’elles soulèvent, j’aurai raconté cette affaire tout simplement, en suivant l’ordre même des faits qui la constituent.
On remarquera peut-être que certains de ces faits ne sont pas prouvés et que je laisse une part assez large à l’hypothèse. C’est vrai. Mais j’estime que mon hypothèse est fondée sur un assez grand nombre de certitudes, pour que la suite des faits, même non prouvés, s’impose avec une rigueur inflexible. La source se perd souvent sous le lit de cailloux, ce n’en est pas moins la même source que l’on revoit aux intervalles où se reflète le bleu du ciel…
J’énonce ainsi la première énigme, énigme non point de détail, mais d’ensemble, qui me sollicita : comment se fait-il que Lupin, blessé à mort, pourrait-on dire, ait vécu quarante jours, sans soins, sans médicaments, sans aliments, au fond d’un trou obscur ?
Reprenons du début. Le jeudi 16 avril, à quatre heures du matin, Arsène Lupin surpris au milieu d’un de ses plus audacieux cambriolages s’enfuit par le chemin des ruines et tombe blessé d’une balle. Il se traîne péniblement, retombe et se relève, avec l’espoir acharné de parvenir jusqu’à la chapelle. Là se trouve la crypte que le hasard lui a révélée. S’il peut s’y tapir, peut-être est-il sauvé. À force d’énergie, il en approche, il en est à quelques mètres lorsqu’un bruit de pas survient. Harassé, perdu, il s’abandonne. L’ennemi arrive. C’est Mlle Raymonde de Saint-Véran. Tel est le prologue du drame ou plutôt la première scène du drame.
Que se passa-t-il entre eux ? Il est d’autant plus facile de le deviner que la suite de l’aventure nous donne toutes les indications. Aux pieds de la jeune fille, il y a un homme blessé, que la souffrance épuise, et qui dans deux minutes sera capturé. Cet homme, c’est elle qui l’a blessé. Va-t-elle le livrer également ?
Si c’est lui l’assassin de Jean Daval, oui, elle laissera le destin s’accomplir. Mais en phrases rapides, il lui dit la vérité sur ce meurtre légitime commis par son onde, M. de Gesvres. Elle le croit. Que va-t-elle faire ? Personne ne peut les voir. Le domestique Victor surveille la petite porte. L’autre, Albert, posté à la fenêtre du salon, les a perdus de vue l’un et l’autre. Livrera-t-elle l’homme qu’elle a blessé ?
Un mouvement de pitié irrésistible, que toutes les femmes comprendront, entraîne la jeune fille. Dirigée par Lupin, en quelques gestes, elle pansa la blessure avec son mouchoir pour éviter les marques que le sang laisserait. Puis, se servant de la clef qu’il lui donne, elle ouvre la porte de la chapelle. Il entre, soutenu par la jeune fille. Elle referme, s’éloigne. Albert arrive.
Si l’on avait visité la chapelle à ce moment, ou tout au moins durant les minutes qui suivirent, Lupin, n’ayant pas eu le temps de retrouver ses forces, de lever la dalle et de disparaître par l’escalier de la crypte, Lupin était pris… Mais cette visite n’eut lieu que six heures plus tard, et de la façon la plus superficielle. Lupin est sauvé et sauvé par qui ? par celle qui faillit le tuer.
Désormais, qu’elle le veuille ou non, Mlle de Saint-Véran est sa complice. Non seulement elle ne peut plus le livrer, mais il faut qu’elle continue son œuvre, sans quoi le blessé périra dans l’asile où elle a contribué à le cacher. Et elle continue… D’ailleurs si son instinct de femme lui rend la tâche obligatoire, il la lui rend également facile. Elle a toutes les finesses, elle prévoit tout. C’est elle qui donne au juge d’instruction un faux signalement d’Arsène Lupin (qu’on se rappelle la divergence d’opinion des deux cousines à cet égard). C’est elle, évidemment, qui, à certains indices que j’ignore, devine, sous son déguisement de chauffeur, le complice de Lupin. C’est elle qui l’avertit. C’est elle qui lui signale l’urgence d’une opération. C’est elle sans doute qui substitue une casquette à l’autre. C’est elle qui fait écrire le fameux billet où elle est désignée et menacée personnellement – comment, après cela, pourrait-on la soupçonner ?