Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète). Морис Леблан

Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète) - Морис Леблан


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l’avoir au préalable décachetée. Non, il n’y avait pas de danger. Lupin bluffait ; Lupin, désireux de gagner du temps, cherchait à intimider son adversaire. Le coup fut donc presque imprévu, et toute la fin du jour, dans l’impuissance où il était d’agir, il en ressentait le choc douloureux. Une seule idée le soutenait : partir, aller là-bas, voir par lui-même ce qui s’était passé et reprendre l’offensive. Il envoya un télégramme à Cherbourg. Vers huit heures, il arrivait à la gare Saint-Lazare. Quelques minutes après, l’express l’emmenait.

      Ce n’est qu’une heure plus tard, en dépliant machinalement un journal du soir acheté sur le quai, qu’il eut connaissance de la fameuse lettre par laquelle Lupin répondait indirectement à son article du matin.

       Monsieur le directeur,

      Je ne prétends point que ma modeste personnalité, qui, certes, en des temps plus héroïques, eût passé complètement inaperçue, ne prenne quelque relief en notre époque de veulerie et de médiocrité. Mais il est une limite que la curiosité malsaine des foules ne saurait franchir sous peine de déshonnête indiscrétion. Si l’on ne respecte plus le mur de la vie privée, quelle sera la sauvegarde des citoyens ?

       Invoquera-t-on l’intérêt supérieur de la vérité ? Vain prétexte à mon égard, puisque la vérité est connue et que je ne fais aucune difficulté pour en écrire l’aveu officiel. Oui, Mlle de Saint-Véran est vivante. Oui, je l’aime. Oui, j’ai le chagrin de n’être pas aimé d’elle. Oui, l’enquête du petit Beautrelet est admirable de précision et de justesse. Oui, nous sommes d’accord sur tous les points. Il n’y a plus d’énigme. Eh bien alors ?…

       Atteint jusqu’aux profondeurs mêmes de mon âme, tout saignant encore des blessures morales les plus cruelles, je demande qu’on ne livre pas davantage à la malignité publique mes sentiments les plus intimes et mes espoirs les plus secrets. Je demande la paix, la paix qui m’est nécessaire pour conquérir l’affection de Mlle de Saint-Véran, et pour effacer de son souvenir les mille petits outrages que lui valait de la part de son oncle et de sa cousine – ceci n’a pas été dit –, sa situation de parente pauvre. Mlle de Saint-Véran oubliera ce passé détestable. Tout ce qu’elle pourra désirer, fût-ce le plus beau joyau du monde, fût-ce le trésor le plus inaccessible, je le mettrai à ses pieds. Elle sera heureuse. Elle m’aimera. Mais pour réussir, encore une fois, il me faut la paix. C’est pourquoi je dépose les armes, et c’est pourquoi j’apporte à mes ennemis le rameau d’olivier, – tout en les avertissant, d’ailleurs, généreusement, qu’un refus de leur part pourrait avoir, pour eux, les plus graves conséquences.

      Un mot encore au sujet du sieur Harlington. Sous ce nom, se cache un excellent garçon, secrétaire du milliardaire américain Cooley, et chargé par lui de rafler en Europe tous les objets d’art antique qu’il est possible de découvrir. La malchance voulut qu’il tombât sur mon ami, Étienne de Vaudreix, alias Arsène Lupin, alias moi. Il apprit ainsi, ce qui d’ailleurs était faux, qu’un certain M. de Gesvres voulait se défaire de quatre Rubens, à condition qu’ils fussent remplacés par des copies et qu’on ignorât le marché auquel il consentait. Mon ami Vaudreix se faisait fort de décider M. de Gesvres à vendre la Chapelle-Dieu. Les négociations se poursuivirent avec une entière bonne foi du côté de mon ami Vaudreix, avec une ingénuité charmante du côté du sieur Harlington, jusqu’au jour où les Rubens et les pierres sculptées de la Chapelle-Dieu furent en lieu sûr… et le sieur Harlington en prison. Il n’y a donc plus qu’à relâcher l’infortuné Américain, puisqu’il se contenta du modeste rôle de dupe, à flétrir le milliardaire Cooley, puisque, par crainte d’ennuis possibles, il ne protesta pas contre l’arrestation de son secrétaire, et à féliciter mon ami Étienne de Vaudreix, alias moi, puisqu’il venge la morale publique en gardant les cinq cent mille francs qu’il a reçus par avance du peu sympathique Cooley. »

       Excusez la longueur de ces lignes, mon cher directeur, et croyez à mes sentiments distingués.

      Arsène Lupin.

      Peut-être Isidore pesa-t-il les termes de cette lettre avec autant de minutie qu’il avait étudié le document de l’Aiguille creuse. Il partait de ce principe, dont la justesse était facile à démontrer, que jamais Lupin n’avait pris la peine d’envoyer une seule de ses amusantes lettres aux journaux sans une nécessité absolue, sans un motif que les événements ne manquaient pas de mettre en lumière un jour ou l’autre. Quel était le motif de celle-ci ? Pour quelle raison secrète confessait-il son amour, et l’insuccès de cet amour ? Était-ce là qu’il fallait chercher, ou bien dans les explications qui concernaient le sieur Harlington, ou plus loin encore, entre les lignes, derrière tous ces mots dont la signification apparente n’avait peut-être d’autre but que de suggérer la petite idée mauvaise, perfide, déroutante ?…

      Des heures, le jeune homme, enfermé dans son compartiment, resta pensif, inquiet. Cette lettre lui inspirait de la méfiance, comme si elle avait été écrite pour lui, et qu’elle fût destinée à l’induire en erreur, lui personnellement. Pour la première fois, et parce qu’il se trouvait en face, non plus d’une attaque directe, mais d’un procédé de lutte équivoque, indéfinissable, il éprouvait la sensation très nette de la peur. Et, songeant à son vieux bonhomme de père, enlevé par sa faute, il se demandait avec angoisse si ce n’était pas folie que de poursuivre un duel aussi inégal. Le résultat n’était-il pas certain ? D’avance, Lupin n’avait-il pas partie gagnée ?

      Courte défaillance ! Quand il descendit de son compartiment, à six heures du matin, réconforté par quelques heures de sommeil, il avait repris toute sa foi.

      Sur le quai, Froberval, l’employé du port militaire qui avait donné l’hospitalité au père Beautrelet, l’attendait, accompagné de sa fille Charlotte, une gamine de douze à treize ans.

      – Eh bien ? s’écria Beautrelet.

      Le brave homme se mettant à gémir, il l’interrompit, l’entraîna dans un estaminet voisin, fit servir du café, et commença nettement, sans permettre à son interlocuteur la moindre digression :

      – Mon père n’a pas été enlevé, n’est-ce pas, c’était impossible ?

      – Impossible. Cependant il a disparu.

      – Depuis quand ?

      – Nous ne savons pas.

      – Comment !

      – Non. Hier matin, à six heures, ne le voyant pas descendre, j’ai ouvert sa porte. Il n’était plus là.

      – Mais, avant-hier, il y était encore ?

      – Oui. Avant-hier il n’a pas quitté sa chambre. Il était un peu fatigué, et Charlotte lui a porté son déjeuner à midi et son dîner à sept heures du soir.

      – C’est donc entre sept heures du soir, avant-hier, et six heures du matin, hier, qu’il a disparu ?

      – Oui, la nuit d’avant celle-ci. Seulement…

      – Seulement ?

      – Eh bien !… la nuit, on ne peut sortir de l’arsenal.

      – C’est donc qu’il n’en est pas sorti ?

      – Impossible ! Les camarades et moi, on a fouillé tout le port militaire.

      – Alors, c’est qu’il est sorti.

      – Impossible. Tout est gardé.

      Beautrelet réfléchit, puis prononça :

      – Dans la chambre, le lit était défait ?

      – Non.

      – Et la chambre était en ordre ?

      – Oui. J’ai retrouvé sa pipe au même endroit, son tabac, le livre qu’il lisait. Il y avait même, au milieu de ce livre, cette petite photographie de vous qui tenait la page ouverte.


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