Rencontres décisives. Roberto Bandenas
Et voilà la voix du Tentateur qui se présente à Jésus comme un messager céleste venu l’aider.
Jésus reste sans manger pendant quarante jours.
Il ne jeûne pas dans le but de réaliser un sacrifice purificateur non plus qu’un exercice méritoire, et moins encore dans l’intention d’exacerber l’épreuve par un régime débilitant comme dans un numéro de cirque à haut risque. Non. Son jeûne appris dans les Saintes Écritures est le dur effet collatéral de la totale disponibilité que requiert son intense lutte intérieure.12 Il est tellement immergé dans la prière, si concentré dans sa recherche de la volonté divine qu’il refuse de se laisser distraire par quoi que ce soit et renonce à se nourrir tant qu’il ne sera pas sorti de l’impasse. Pourtant, comme pour tout homme en de pareilles circonstances, la faim le tenaille. Son besoin de nourriture est urgent, légitime, inévitable. L’instinct de conservation s’agite désespérément dans son organisme épuisé.
L’ennemi attend le moment crucial où le corps mortel soumis à la nécessité impérieuse de survivre n’offre plus d’échappatoire. Il guette ce moment où le banal désir de manger devient une affaire de vie ou de mort.
Mais comme Jésus est profondément abîmé dans sa quête de Dieu, l’ennemi va camoufler sa tentation en la situant dans le cadre de la sublime expérience spirituelle que le Nazaréen a vécue à l’occasion de son baptême :
« Es-tu sûr d’avoir bien entendu ? Que disait la voix du ciel ? N’a-t-elle pas dit : “Celui-ci est mon fils bien-aimé” ? Alors si tu es vraiment le fils de Dieu, ton Père ne permettra pas que tu meures de faim ! Recours à ton pouvoir divin : le Créateur de l’univers peut tirer du pain même de ces pierres. Prétends-tu vouloir être traité comme n’importe quel humain ? Tous les hommes torturés par la faim ont le droit de manger. Qui plus est, ils ont le devoir de le faire sans en arriver à ces absurdes extrémités dans lesquelles tu t’es fourré en mettant ta vie en danger. »
Jésus sait que son destin, et peut-être bien davantage, ne tient qu’à un fil : celui de la bonne décision. Il sait aussi qu’en acceptant de se faire homme, il doit assumer de partager la si vulnérable condition humaine jusque dans ses ultimes conséquences. Lorsque nous, mortels, encourons le risque de mourir d’inanition, nous mangeons. Si nous ne pouvons le faire, nous nous affaiblissons. Voilà pourquoi, quand la nourriture nous fait désespérément défaut, nous en cherchons et l’achetons à quelque prix que ce soit, nous la mendions, nous la volons… mais sans jamais pouvoir changer des pierres en pain ! Nous sommes inéluctablement limités. Or Jésus a décidé de vivre dans les mêmes limites qui nous conditionnent.13
Voilà pourquoi, malgré qu’elle implique le recours au pouvoir de Dieu en marge du projet divin, sa première tentation dans ce désert se fonde sur le même principe que la plupart des tentations du commun des mortels, hier, aujourd’hui et à jamais :
« Tu sais que tu ne dois pas le faire. Mais si tu le désires tant, vas-y ! »14
Le tentateur s’est montré très habile en glissant dans un tout petit coin une énorme tentation au moyen du mot « si… ». Cette minuscule particule conditionnelle est porteuse d’un terrible doute : « Si tu étais vraiment le fils de Dieu, il ne te laisserait pas mourir ainsi… »
Mais Jésus répond à un mot de doute par deux mots de foi :
« Il est écrit : “L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu”. »15
Jésus place ainsi la Parole de Dieu au-dessus de la voix de ses propres désirs.
C’est comme s’il disait : « Dieu n’approuverait pas ma lâcheté. Il l’a dit bien clairement : les hommes ne sont pas de simples animaux. Bien entendu notre corps a inexorablement besoin d’aliments. Mais notre esprit aussi en a besoin. Pour ne pas se tromper. Pour écouter Dieu. Pour suivre ses directives. C’est à cela que sert la révélation divine : à nous sustenter sans tricher. Si je puis avoir confiance en sa Parole, je ne dois pas douter de son pouvoir à me tirer de cet embarras. »
Face à ce premier échec, le tentateur s’enhardit. Mais son audace même permet de voir clair dans son jeu. Le perfide peiradson déjà identifié comme « le diable » prépare son second assaut. Maintenant lui aussi se positionne sur le terrain religieux en faisant irruption dans le domaine de la victime qu’il guette.
Puisque Jésus se confie à un tel point en Dieu qu’il s’accroche aveuglément aux promesses de protection divine des Écritures, le diable cherche une autre citation biblique susceptible d’être manipulée, l’extrait astucieusement de son contexte16 et attaque sa victime sur le terrain de sa propre foi. Il veut l’engager à prendre un raccourci qui lui éviterait bien des souffrances dans son futur ministère.
« Si tu cites la Bible, moi aussi. Puisque tu as tellement confiance en ton Père et en ses promesses, prouve-le-moi ! Voici devant toi la cour du temple. Regarde comment ton peuple y prie autour de l’autel des sacrifices, comment il y implore Dieu pour l’avènement du Messie ! La Bible ne déclare-t-elle pas que les anges t’accompagneront lors de ta venue en gloire sur terre ? Élance-toi donc à la rencontre de ton peuple et mets fin une fois pour toutes à son attente, et par là à ta propre torture. »
Prendre son vol vers la cour du temple ne serait ni un saut périlleux sans filet, ni un saut extrême parachute fermé. Ce serait plus risqué encore! La tentation fait frémir Jésus. Descendre au milieu de temple porté par les anges équivaudrait à se présenter au peuple d’Israël sous la forme attendue de la manifestation du Messie : en « remplissant le temple de sa gloire ».17
Une fois de plus, le Tentateur ne demande rien de mal à Jésus mais seulement qu’il transige en se présentant simplement à ses coreligionnaires tel qu’ils l’attendent. Apparaître en apothéose pourrait lui apporter pour le moment d’énormes avantages… S’il se présentait comme le Libérateur attendu, ce serait le succès immédiat garanti. Il serait reçu comme le Roi glorieux tant espéré.
Mais Jésus réfléchit et se dit :
« Attention ! Le plan de Dieu n’a pas prévu ce projet pour ma première venue mais pour la seconde.»
Le diable propose à Jésus d’emprunter un raccourci qui lui évite des problèmes au cours de sa mission salvatrice. Or il est bien venu sur terre pour nous donner la victoire sur les rets du Malin. Mais pas par la force irrésistible de miracles spectaculaires. Plutôt par la conversion du cœur. En se mettant totalement au service de l’humanité. Jusqu’au sacrifice.
Si Jésus se présentait au temple comme l’insinue Satan, il tenterait Dieu. Il agirait en marge de son projet, le forcerait à changer ses plans. Il ne répondrait plus au grand défi lancé à Dieu par le tentateur au sujet de l’humanité déchue, identique depuis la nuit des temps : Descends, si tu es un homme !
Et Jésus se retranche dans sa condition humaine en acceptant ce défi jusque dans ses moindres conséquences.
D’où sa réponse :
« Je ne suis pas disposé à tenter Dieu ni à lui imposer mes chemins. Je me soumets à ses plans bien qu’ils me paraissent incompréhensibles et me soient douloureux pour le moment. »
Jésus confondra-t-il sa foi avec l’audace de la présomption ? Sa confiance en Dieu dont il ignore alors les plans avec l’insolence d’en exiger un miracle ?
Dans cette deuxième grande tentation comme dans beaucoup des nôtres réside ce défi :
« Prends le risque ! Il ne se passera rien. Fais ce dont tu as envie, ce qui est le plus facile, le plus gratifiant. Oublie ce que dit Dieu sans penser aux conséquences de tes actes ! »18
Le démon mord la poussière d’une nouvelle défaite. Mais il n’abandonne pas la lutte. Il sait bien que Jésus est venu dans le monde pour tenter de le sauver de l’autodestruction et si possible de sauver chaque être humain du