Rencontres Inoubliables. Roberto Badenas
puissante clarté. L’homme avance prudemment pour éviter de croiser quelqu’un. La vie dans la grande ville lui a appris à se méfier de la solitude et des ombres. Mais son impatience l’emporte sur ses craintes. Il préfère l’incertitude de l’obscurité au risque d’être découvert en compagnie de celui qu’il va rencontrer cette nuit-là.
La conduite d’un curieux étranger pendant la fête de Pâque l’a bouleversé. Il s’agit de l’homme que Jean-Baptiste appelle « le Messie ». Il veut absolument en savoir davantage (voir l’évangile de Jean 2 : 13-22)... Au cours de sa quête spirituelle, il a rencontré bien des maîtres, mais aucun qui soit comparable à Jésus de Nazareth.
Son style le déconcerte. Il ne laisse apparaître ni l’empreinte d’une école, ni les traits d’une secte, ni les consignes d’aucun parti. Il n’a jamais connu de personnalité aussi puissante, aussi indépendante, animée d’une telle force de conviction. Exposés par lui, les thèmes même les plus difficiles deviennent évidents. D’où tire-t-il ces ressources si efficaces et si simples à la fois.? En tant que professionnel, il est intrigué par le secret de sa technique ». Mais par-dessus tout, c’est son rayonnement spirituel qui l’attire le plus. Comparés à lui, tous les maîtres qu’il connaît lui semblent incompétents.
Brillant élève des écoles rabbiniques, Nicodème a étudié longtemps pour se préparer à la fonction de docteur de la loi. Parvenu au sommet du puissant groupe des pharisiens, devenu membre du grand conseil des chefs de la nation, il peut difficilement aspirer à une ascension plus flatteuse.
Cependant, sa position ne lui a pas apporté la satisfaction escomptée. Il se tient pour un intellectuel ouvert. Le nom qu’il porte - « la victoire pour le peuple » - révèle déjà ses inquiétudes et les tendances de sa formation. Néanmoins quelque chose dans sa vie lui demeure obscure. C’est comme s’il lui manquait une dimension. Mais il ne peut s’ouvrir de ses sentiments à quasiment personne.
Mécontent des options prises par les dirigeants d’Israël, il ressent le malaise de sa situation et de celle de son peuple. Il croit deviner en Jésus l’étoffe du réformateur dont le pays a besoin. Cet homme lui semble posséder les qualités auxquelles il aspire lui-même pour se réaliser pleinement en tant que chef et en tant qu’individu. Il veut en savoir plus sur lui et sur ses intentions.
Mais il est très compromettant de s’en approcher ; Nicodème y risque sa réputation. Le nouveau maître n’a pas été bien reçu dans les hautes sphères du pouvoir. Il vaut mieux pour l’instant ne pas se montrer en sa compagnie.
Arrivé au lieu du rendez-vous, il abandonne toutes ses appréhensions. À l’instant, il se trouve plongé dans une atmosphère de confiance absolue. Il se sent obligé de reconnaître qu’en marge et au-dessus du doctorat officiel, il existe une qualification supérieure qui le pousse à saluer le charpentier de Nazareth du titre de rabbi.
Pour éviter que l’entrevue ne prenne dès le départ un caractère trop personnel, il décide d’aborder le sujet délicat qui l’amène jusqu’à lui au nom du groupe qui partage ses idées et qui considère avec sympathie l’œuvre du Galiléen (Jean 2 : 23).
Nicodème ne sait comment engager le dialogue ; l’action entreprise par Jésus contre le trafic du temple n’est pas l’œuvre d’un agitateur. Aucun homme politique n’aurait osé en faire autant. Sa dénonciation est celle d’un envoyé de Dieu ; mais en quelle qualité au juste ?
« Maître, nous savons que tu viens de la part de Dieu, car personne ne peut faire ce que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. » (Jean 3 : 2)
Cet hommage de la part de l’un des principaux personnages de Jérusalem ne semble pas flatter particulièrement Jésus. Au lieu de déployer toutes sortes d’égards pour s’attacher un adepte aussi éminent, comme l’aurait fait le fondateur d’une nouvelle école, il se limite à réveiller sa conscience. Puisque Nicodème se présente à lui comme un disciple, il se comporte comme un maître. Et sa première leçon ne sera pas celle que réclame l’élève, mais celle dont il a besoin.
Le problème de Nicodème affleure déjà dans son « nous savons ». Il est plein d’assurance à propos de sa culture religieuse, mais il sait moins que ce qu’il croit savoir. Il est venu voir Jésus parce qu’il attend l’arrivée du Messie, et avec lui la libération d’Israël. Mais il pense que cet ordre nouveau dépend tout de même de l’action humaine, et il voudrait savoir comment hâter sa naissance. Allant au devant de ses idées de pharisien, Jésus lui déclare sans préambule :
« Si tu veux vraiment voir le royaume de Dieu, tu dois naître de nouveau. Pour que ton univers change, c’est toi qui dois commencer par changer ! » (Jean 3 : 3)
Nicodème est déconcerté. La nécessité d’un grand changement pour transformer le monde lui paraît évidente. Ce qu’il désire précisément, c’est une vaste réforme. Mais il ne perçoit aucun lien entre la rénovation désirée et une modification de sa propre manière d’être. Recommencer, naître d’en haut : que veut donc dire· le mystérieux docteur ?
L’idée de renaître le choque. Une transformation radicale de sa part lui semble non seulement impossible, mais superflue. De ce Nicodème honnête, sincère, pieux, respecté, dont tous apprécient les mérites, on ne peut donc rien garder ? S’il comprend bien Jésus, il doit remettre en cause même les critères qu’il juge les moins soumis à caution : ses convictions religieuses. Cela signifie-t-il que la pratique (même aussi fidèle que la sienne) de sa religion ne suffit pas à le faire entrer dans le « royaume de Dieu » ?
En tant que pharisien, Nicodème pense que le salut de l’homme dépend de ses efforts pour respecter les préceptes divins. Affirmer qu’il n’est pas en état d’entrer dans le royaume de Dieu, alors qu’il croyait déjà y être, qu’il a besoin d’une existence complètement nouvelle et non seulement de nouvelles pratiques ; enfin, qu’il se trouve à un stade spirituel embryonnaire, alors qu’il s’imaginait avoir déjà atteint une maturité respectable, tout cela n’est-il pas excessif ?
En plus, est-il sérieusement possible de rompre avec la totalité de son passé et de s’engager sur une voie nouvelle.? Peut-il devenir une personne autre, avec une autre vie, d’autres idéaux, d’autres buts, vraiment supérieurs à ceux qu’il a déjà ?
La proposition de Jésus lui paraît utopique. Tout être est le produit de son passé. Dans une large mesure, nous sommes déterminés par une atmosphère familiale et sociale, des circonstances et des expériences uniques qui ne se répéteront pas. Personne ne peut faire abstraction de son histoire, ni prétendre se réaliser en rompant avec tout et en recommençant à zéro.
Mais Jésus insiste. « Même l’hérédité, le milieu et l’éducation religieuse les plus favorables ne nous garantissent pas l’entrée dans le “royaume de Dieu“. Entrer dans cette sphère de réalité supérieure signifie, en effet, tout simplement décider que Dieu règne pleinement en nous »,
Et nous sommes si loin de le lui permettre qu’y accéder signifie réellement « naître de nouveau ».
Naître d’en haut, c’est commencer à vivre pleinement, parce qu’en tant qu’êtres humains, nous ne naissons pas totalement vivants. Dès que nous accédons à la vie, nous sommes déjà marqués par la finitude, nous portons en nous des germes de mort. Naître d’en haut, c’est briser cet épais carcan dans lequel nous nous sommes enfermés, qui nous fait croire que le monde qui nous entoure est la seule réalité. Naître d’en haut c’est ouvrir les yeux sur la lumière d’une autre existence, plus vraie. C’est atteindre la plénitude humaine en retrouvant la dimension spirituelle que nous avions perdue et découvrir ainsi qu’avec Dieu, les limites même de notre vie peuvent être transcendées.
Le bons sens de Nicodème vacille devant ce qu’il comprend à peine. Mais il lui coûte de reconnaître sa perplexité et de renoncer à ses conceptions. L’éclaircissement qu’il demande est teinté à la fois d’ingénuité et d’ironie :
«