L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme. Gustave Flaubert

L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme - Gustave Flaubert


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ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

      Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francs nets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

      – «C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’ avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux!»

      – «Oh! ne te gêne pas!» dit Frédéric. «Si tu avais ce soir quelque chose d’important.»

      – «Allons donc! Je serais un fier misérable.»

      Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

      Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

      – «Tu me traites comme un roi, ma parole!»

      Ils causèrent de leur passé, de l’avenir; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

      Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel il avait donné un coup de fer.

      – «On croirait que tu vas te marier,» dit Deslauriers.

      Une heure après, un troisième individu survint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.

      – «Monsieur n’a besoin de rien?»

      – «Merci, répliqua le Clerc,» en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.

      Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée:

      – «Ah! saprelotte, j’oubliais!»

      – «Quoi donc?»

      – «Ce soir, je dîne en ville!»

      – «Chez les Dambreuse? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres?»

      Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

      – «Tu aurais dû m’avertir!» dit Deslauriers. «Je serais venu un jour plus tard.»

      – «Impossible!» répliqua brusquement Frédéric.

      «On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure.»

      Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.

      – «Tu as bien le temps!» dit l’autre.

      Enfin, il s’habilla, il partit.

      – «Voilà les riches!» pensa Deslauriers.

      Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait.

      Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

      L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, maisdeux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.

      Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant.

      Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d’une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.

      Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée; il y avait, contre la pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des choses intimes traînaient: une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire, la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familier tout ensemble.

      Arnoux rentra; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche.

      Arnoux présenta Frédéric.

      – «Oh! je reconnais Monsieur parfaitement,» répondit-elle.

      Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps: Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture, qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre.

      Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait, tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue – si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’ Art industriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’il] étaient réconciliés depuis longtemps.

      La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle telle qu’un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques; et, autour de la table, les ver¬– res de Bohême, diversement colorés, faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.

      Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. ni mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces.

      Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoulant Roscnwald causer de l’Opéra; et l’existence atroce de la bohême lui parut drôle, à travers lagaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’une manière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla des chefs-d’œuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s’écria:

      – «Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité! Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité? Les uns voient noir, d’autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que Michel-Ange,


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