L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme. Gustave Flaubert

L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme - Gustave Flaubert


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monsieur, vraiment!»

      – «Pourquoi donc?» dit Pellerin.

      Sénécal répliqua:

      – «Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques!»

      Et il se mit à parler d’une lithographie célèbre, repré sentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes: Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les opinions se valaient; Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses; les autres étaient nuisibles.

      – «Mais ça dépend de l’exécution?» cria Pellerin. «Je peux faire des chefs-d’œuvre!»

      – «Tant pis pour vous, alors! on n’a pas le droit.»

      – «Comment?»

      – «Non! monsieur, vous n’avez pas le droit de, m’intéresser à des choses que je réprouve! Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple! Montrez-nous ses misères, plutôt! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices! Eh! bon Dieu, les sujets ne manquent pas: la ferme, l’atelier.»,

      Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument:

      – «Molière, l’acceptez-vous?»

      – «Soit!» dit Sénécal. «Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.»

      – «Ah! la Révolution! Quel art! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable!»

      – «Pas de plus grande, monsieur!»

      Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face

      – «Vous m’avez l’air d’un fameux garde national!»

      Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit:

      – «Je n’en suis pas! et je la déteste autant que vous! Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste! il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.»

      Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.

      – «Oh! oh! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.»

      Frédéric devint blême.

      – «Il vous a donc fait bien du tort, monsieur?»

      – «A moi? non! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.»

      Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’ Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.

      La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différents questions sur Arnoux.

      – «Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux?»

      – «Certainement,» dit Frédéric.

      Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables, – et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.

      Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le Clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.

      Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’une minute, que des rires apaisaient.

      La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.

      Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté;—et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoir épandu.

      Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble: et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres;—et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.

      – «A quoi bon causer de tout cela,» disait-il, «puisque jamais nous ne l’aurons!»

      – «Qui sait?» reprenait Deslauriers.

      Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuses. L’autre objectait ses tentatives.

      – «Bah! retournes-y! On t’invitera!»

      Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.

      Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture.

      Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, – ayant coutume d’assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte;—et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu’au ronflement du poêle, tout le plongeait d’abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours; et, tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir


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